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Les Mouches de Jean-Paul Sartre
Audrey Orcheda
Created on December 26, 2023
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Transcript
Les Mouches de Jean-Paul Sartre: Une pièce de théâtre contemporaine reprenant un épisode du mythe d'Oreste
Une présentation de CAILLET Coline
Index
1. Quelques mots sur l'auteur
2. Quelques mots sur sa pièce de théâtre Les Mouches
3. Résumé de la pièce de théâtre
4. Version du mythe selon la tragédie d'Eschyle
5. Ressemblances entre la pièce de théâtre de Sartre et celle d'Eschyle
6. Idées défendues par Sartre dans sa pièce
Qui est Sartre?
Jean-Paul Sartre est à la fois un romancier, un dramaturge, un philosophe, un écrivain, un nouvelliste, un essayiste, et un fondateur de revues français. Il naît en 1905, à Paris, dans un milieu bourgeois. Enfant, il se passionne déjà pour l’écriture comme il nous le dévoilera en 1964 dans son autobiographie, Les Mots. C’est son roman La Nausée, paru en 1938 ainsi que son recueil de nouvelles Le Mur, publié l’année d’après, qui le font connaître. Mais, la guerre éclate et Sartre fait partie des nombreux mobilisés. Après s’être fait emprisonné et avoir passé quelques temps dans un camp de détention en Allemagne, Sartre se lance dans l’écriture de 2 pièces de théâtre : Les Mouches et Huis Clos, paru en 1943. La même année, il publie un ouvrage philosophique intitulé L’Être et le Néant dans lequel il aborde de grands thèmes comme la liberté, l’existentialisme ou encore « les autres ».
A la fin de la guerre, Sartre, désormais figure intellectuelle forte, s’érige également comme un militant politique marqué et engagé à gauche, en fondant sa revue "Les Temps Modernes" où il n’hésite pas à prendre position sur de nombreux faits de société, qu’il doit notamment de son expérience de la guerre. Jean-Paul Sartre meurt en 1980 à Paris. Il laisse derrière lui l’image d’un homme soucieux de se tenir au plus près de ses combats politiques, de ses conceptions philosophiques et de son œuvre littéraire. Il restera, tout au long de sa carrière, fidèle à lui-même et à ses idées : de fait, il refuse à la fois la Légion d’honneur et le prix Nobel qui lui sont offerts, car selon lui, cela aurait entravé sa liberté en faisant de lui une institution.
Nous allons voir dès à présent comment Sartre défend ses idées dans sa pièce de théâtre Les Mouches, en reprenant un épisode bien connu du mythe grec antique des Atrides.
Les Mouches
Les Mouches est un drame en trois actes écrit par Jean-Paul Sartre en 1943 alors que la 2nd guerre mondiale fait rage dans le monde et en France. Jean-Paul Sartre est alors professeur de philosophie au lycée Condorcet (pas le notre bien sûr). L’histoire prend place dans l’Antiquité, en Grèce et plonge le lecteur (ou spectateur) dans l’histoire des Atrides, une famille réputée maudite et à laquelle sont liées la plupart des tragédies grecques. Pour être plus précis, Sartre réécrit à sa façon l’épisode de vengeance d’Oreste après l’assassinat de son père Agamemnon par Egisthe et Clytemnestre, sa mère. Il est notamment question de culpabilité, de repentir et de liberté, une liberté inévitable pour l’homme selon Sartre. Ainsi, on peut rattacher Les Mouches de Sartre à une tragédie néoclassique ou néotragédie, un genre qui reprend librement, en les adaptant, les fables des mythes ou de l’histoire antique tout en posant une problématique philosophique ou existentielle. Mais avant de nous pencher en détails sur les moyens employés par Sartre pour développer une conception philosophique à partir d’un mythe antique, voici le déroulement de la pièce.
Résumé
La pièce prend place à Argos, la ville natale d’Oreste. Ce dernier y fait son retour, accompagné par son précepteur, le pédagogue. Mais il préfère se faire passer pour un étranger dénommé Philèbe. D’autant plus qu’Oreste est supposé être mort : Egisthe aurait ordonné, après l’assassinat de son père, qu’on se débarrasse du jeune Oreste, alors âgé de 3 ans. Toutefois, pris de pitié, les complices l’abandonnèrent et il fût élevé par une famille de bourgeois d’Athènes. Oreste pénètre alors dans une ville plongé dans le repentir et grouillant de mouches. Jupiter les accueille, déguisé en homme, et leur narre l’histoire d’Argos : il y a 15 ans, le roi Egisthe et la reine Clytemnestre ont assassiné Agamemnon, roi et mari de Clytemnestre, à son retour de la guerre de Troie. Les Argiens étaient conscients de ce meurtre mais pour autant ne firent rien pour l’empêcher. C’est pourquoi, afin de les punir de leur inaction, Jupiter, le Dieu des Dieux, envoya des essaims de mouches sur la ville. Depuis, le peuple d’Argos vit dans le repentir en tentant vainement d’expier ses pêchés.
Argos
JUPITER : « J’étais là, savez-vous, au retour du roi Agamemnon, quand la flotte victorieuse des Grecs mouilla dans la rade de Nauplie. On pouvait apercevoir les voiles blanches du haut des remparts. Il n’y avait pas encore de mouches, alors. Argos n’était qu’une petite ville de province, qui s’ennuyait indolemment sous le soleil. Je suis monté sur le chemin de ronde avec les autres, les jours qui suivirent, et nous avons longuement regardé le cortège royal qui cheminait dans la plaine. Au soir du deuxième jour, la reine Clytemnestre parut sur les remparts, accompagnée d’Egisthe, le roi actuel. Les gens d’Argos […] pensèrent : « Il va y avoir du vilain. » Mais ils ne dirent rien. [… Et ils n’ont rien dit quand ils ont vu leur roi paraître aux portes de la ville. »
Acte I, scène I
JUPITER : "N’incriminez pas les Dieux si vite. Faut-il donc toujours punir ? Valait-il pas mieux tourner ce tumulte au profit de l’ordre moral ? ORESTE : C’est ce qu’ils ont fait ? JUPITER : Ils ont envoyé les mouches. LE PEDAGOGUE : Qu’est-ce que les mouches ont à faire là-dedans ? JUPITER : Oh ! c’est un symbole. »
Acte I, scène I
C’est alors que la cérémonie du jour annuel des morts débute : celle-ci prend lieu à chaque anniversaire de l’assassinat d’Agamemnon. C’est une journée au cours de laquelle les morts sont libérés d’une grotte, condamnée par un rocher le reste du temps, dans l’unique dessein de torturer le peuple pour venger les pêchés que les vivants ont commis.
LE GRAND PRÊTRE : "Vous, les oubliés, les abandonnés, les désenchantés, vous qui traînez au ras de terre, dans le noir, comme des fumerolles, et qui n’avez plus rien à vous que votre grand dépit, vous les morts, debout, c’est votre fête ! Venez, montez du sol comme une énorme vapeur de soufre chassée par le vent ; montez des entrailles du monde, ô morts cent fois morts, vous que chaque battement de nos cœurs fait mourir à neuf, c’est par la colère et l’amertume et l’esprit de vengeance que je vous invoque, venez assouvir votre haine sur les vivants ! »
Acte II, scène II
C’est du moins ce que le roi Egisthe leur fait croire. En plongeant le peuple dans la terreur, il les manipule en les empêchant de se rebeller en leur faisant oublier leur liberté et leur raison. C’est ainsi qu’il garantit l’ordre.
EGISTHE : « Depuis que je règne, tous mes actes et toutes mes paroles visent à composer mon image ; je veux que chacun de mes sujets la porte en lui et qu’il sente, jusque dans la solitude, mon regard sévère peser sur ses pensées les plus secrètes. »
Acte II, scène V
Mais alors que la procession est sur le point de commencer, Electre, la sœur d’Oreste, réduit en esclavage au sein du palais, surgit en vêtements blancs au lieu de porter la robe noire de deuil attendue. La foule l’accuse alors de sacrilège mais celle-ci danse et leur exprime sa joie, que rien n’empêche pas même les morts. Mais Jupiter, en comprenant qu’Electre est sur le point de soulever une révolte au sein du peuple contre Egisthe, fait rouler une pierre loin de la grotte.
Oreste, spectateur de cette scène, est vivement envahie par le désir de la vengeance. Il sait que, contrairement aux Argiens, lui est libre et qu’il n’éprouvera point de remords après avoi tué les assassins de son père, soit Clytemnestre, sa propre mère, et Egisthe, son beau-père, car il le fera pour libérer les Argiens de leur souffrance. Il révèle sa véritable identité ainsi que ses intentions à sa sœur et passe à l’acte, malgré l’effroi de cette dernière.
ORESTE : « Ecoute : tous ces gens qui tremblent dans des chambres sombres entourés de leurs chers défunts, suppose que j’assume tous leurs crimes. Suppose que je veuille mériter le nom de « voleurs de remords » et que j’installe en moi tous leurs repentirs. [..] J’installerai en moi vos repentirs. […] Vous ne demandez qu’à vous en défaire. Le roi et la reine seuls les maintiennent de force en vos cœurs. »
Acte III, scène III
Puis, ils se réfugient tous deux dans le temple d’Apollon, où ils sont vites entourés par les Erynnies, les mouches de Jupiter transformées en déesses du remords. Jupiter parvient à obtenir le repentir d’Electre, une fois encore par la manipulation mais bien que Jupiter leur promet à tous deux le trône d’Argos s’ils se repentent de leur crime, Oreste reste de marbre et lui tient tête.
JUPITER : « Ecoutez plutôt ce que je vous propose : si vous répudiez votre crime, je vous installe tous deux sur le trône d’Argos. »
Acte III, scène II
Contrairement à sa sœur, il n’éprouve point de remords car il sait qu’en commettant ce meurtre, il a libéré le peuple de ses repentirs et des mouches. En quittant Argos, il emmènera les mouches avec lui. Il le fait pour le bien de son peuple, torturé et manipulé depuis si longtemps par Jupiter et leur soi-disant roi.
Version du mythe selon la tragédie d'Eschyle
Etant donné que la version d’un mythe n’est jamais close, qu’il n’existe pas de vraie version d’un mythe et que celui-ci n’existe qu’au travers de variations qu’apportent différentes œuvres littéraires, peintures, sculptures et autres, je vais prendre à titre de comparaison aujourd’hui la trilogie du dramaturge de tragédies grecques, Eschyle, Orestie, représenté en 458 av. J.C., ou plus précisément le deuxième épisode nommé : « Les Choéphores ».
Selon cette version du mythe, Oreste est encore un adolescent lorsque son père Agamemnon, tout juste revenu de la guerre de Troie, est tué par Clytemnestre, sa femme et son amant Egisthe. C’est grâce à l’aide de sa sœur, qui craignait pour la vie de son frère, qu’il se réfugie en Phocide, en Béotie chez son oncle Strophios.
Mais parvenu à l’âge adulte, il décide d’écouter l’oracle de Delphes et selon les conseils d’Apollon, part venger son père. Aidé par l’une de ses sœurs, Electre, il n’hésite pas à tuer Egisthe mais face aux supplications de sa mère qui le supplie de l’épargner, il a besoin d’être guidé par sa sœur dont la haine le pousse à la frapper : il tue donc sa propre mère et commet le dernier acte de la malédiction familiale : le matricide. Les Dieux, outragés par ce meurtre, qui semble pourtant une vengeance juste, lui envoie les Erinyes (ou Furies) pour le poursuivre dans la tourmente tout le long de son retour jusqu’à Delphes. Désormais, Oreste promène partout où il va ses remords et sa démence.
Ressemblances entre la pièce de théâtre de Sartre et d'Eschyle
Oreste
Jupiter
Oreste, personnage principal de la pièce, revient à Argos, sa ville natale. Dans la version de Sartre, le 1er motif de ce retour n’est pas la prophétie de l’oracle mais une simple envie d’appartenir à sa ville. Mais en voyant le peuple d’Argos asservi et torturé, Oreste décide de, justement, désobéir à la loi des Dieux en commettant le meurtre d’Egisthe et de Clytemnestre.
Dans la version de Sartre, le roi des Dieux est nommé Jupiter et non Zeus. Il est l’adversaire le plus puissant d’Oreste. Il nous est présenté comme un dieu cruel, soif d’ordre : c’est ce pourquoi il cherche à terrifier la population, notamment les Argiens, afin que ces derniers aient peur de lui et n’ai pas le courage de se soulever contre le roi. D’ailleurs, une terrifiante statue de Jupiter s’élève au centre d’Argos : Jupiter, dieu des mouches et de la mort, y apparaît la face barbouillée de sang et le regard perçant. Par conséquent, le peuple argien se sent sans cesse observé et n’ose aucun acte de rébellion : ils sont sous intimidation.
JUPITER : « Depuis cent mille ans je danse devant les hommes. Une lente et sombre danse. Il faut qu’ils me regardent : tant qu’ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder eux-mêmes. Si je m’oubliais un seul instant, si je laissais leur regard se détourner… »
Acte II, scène V
En revanche, Jupiter, bien que puissant, a un talon d’Achille : il n’a aucun pouvoir sur ceux qui savent qu’ils sont libres. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne parvient pas à la fin de la pièce de théâtre à faire expier Oreste de son crime. Outre être le principal adversaire d’Oreste, Jupiter est également le principal soutien d’Egisthe et de Clytemnestre, contrôlant leur ville par la terreur.
Electre
Electre, sœur d’Oreste est, dans les 2 versions mythes, animée depuis des années par cette haine à l’encontre de son beau-père et de sa mère. Dans la version de Sartre, celle-ci est en effet réduite en esclavage et subie sans cesse les reproches et les menaces de son beau-père. En revanche, contrairement à la version du mythe d’Eschyle, Electre perd son sang-froid tout juste après le meurtre d’Egisthe. Elle tente de décourager Oreste de réaliser le matricide mais son frère ne recule face à rien. Egisthe reste dans les deux versions du mythe, l’assassin d’Agamemnon et un roi soif d’ordre.
EGISTHE : Hélas ! Mais qui nous a condamnés ? JUPITER : « Personne que nous-mêmes ; car nous avons la même passion. Tu aimes l’ordre, Egisthe. EGISTHE : L’ordre. C’est vrai. C’est pour l’ordre que j’ai séduit Clytemnestre, pour l’ordre que j’ai tué mon roi ; je voulais que l’ordre règne et qu’il règne sur moi. »
Acte II, scène V
Egisthe
Dans la version de Sartre, Egisthe cultive une profonde atmosphère de culpabilité le protégeant contre quelconque révolte du peuple. Les Argiens ne reconnaissent plus leur liberté et sont perpétuellement plongés dans le remords et la culpabilité face à leurs supposés crimes. En effet, le désormais roi d’Argos est parvenu à les ériger eux-aussi comme complices de l’assassinat d’Agamemnon. En d’autres termes, Egisthe pousse ses sujets à se repentir pour le crime qu’il a lui-même commis, en effaçant ainsi de leur esprit la notion de liberté.
JUPITER : « Je t’ai dit que tu es fait à mon image. Nous faisons tous les deux régner l’ordre, toi dans Argos, moi dans le monde ; et le même secret pèse lourdement dans nos cœurs. […] Le secret douloureux des Dieux et des rois : c’est que les hommes sont libres. Ils sont libres, Egisthe. Tu le sais, et ils ne le savent pas. »
Acte II, scène V
Clytemnestre
Le Pédagogue
Clytemnestre est la complice d’Egisthe dans le meurtre de son mari, Agamemnon. Dans la pièce de Sartre, elle ne joue pas un rôle important et d’ailleurs Sartre met bien moins en avant le matricide commis par Oreste. Nous avons seulement le point de vue d’Electre qui entend les cris poussées par sa mère au moment des faits, du salon du palais. Ainsi, alors que dans l’Antiquité, le matricide d’Oreste constitue une atrocité, Sartre minimise cet épisode pour se concentrer davantage sur la Liberté.
Dans la pièce de théâtre de Sartre, un nouveau personnage entre en scène : le « pédagogue » soit le tuteur d’Oreste. Il symbolise l’éducation morale et politique erronée contre laquelle Oreste va se révolter. En effet, selon la vision du tuteur, la liberté c’est le non-engagement, c’est la liberté d’esprit, fondée sur un relativisme généralisé, un scepticisme évitant tout sorte d’engagement. Si l’on choisit, alors on n’est plus libre. Mais d’après Oreste, et donc Sartre, c’est une fausse vision de la liberté qu’il faut à tout prix abolir : la liberté implique la responsabilité de nos agissements et de nos choix et nous pouvons user de cette liberté comme bon nous semble.
Les Erynies (Erynnies dans la version de Sartre)
Les Erinyes (également appelées les Furies et écrit « Erinnyes » dans la pièce de Sartre) jouent un rôle principal dans les 2 écritures du mythe. Elles sont de monstrueuses personnifications de la vengeance divine et du remords. Mais dans la mythologie grecque, ce sont celles qui châtient tout particulièrement les fautes contre la famille alors qu’ici, ce sont les déesses du repentir. Dans les 2 versions du mythe, elles sont envoyées par les Dieux sur Oreste pour le punir de ses crimes. En revanche, dans la version sartrienne, c’est seulement une fois dans le temple d’Apollon qu’elles prennent la forme de déesses du remords. Sinon, celles-ci sont symbolisées par des mouches, qui volent en essaims au-dessus de la cité, attirées par le repentir des Argiens comme par des charognes.
ORESTE : « Que nous importent les mouches ? ELECTRE : Ce sont les Erinnyes, Oreste, les déesses du remords ».
Acte II, scène VIII
Idées défendues par Sartre dans sa pièce
Cela étant dit, bien que je l’ai légèrement expliqué à travers la comparaison entre la pièce de théâtre de Sartre et la version antique du même épisode, je vais dès présent montré plus en profondeur comment et pourquoi Sartre a revisité le mythe, pour défendre des idées à la fois philosophique mais également en lien étroit avec le contexte historique particulier de la France à cette période. Dans un premier temps, je vais dégager les 2 thèmes philosophiques abordés par Sartre : la liberté et la responsabilité. Jean-Paul Sartre, en reprenant la figure mythique d’Oreste, montre l’absolu de la liberté à travers le temps et l’espace. En fait, la liberté est présente depuis que l’Homme est apparu. Ce n’est pas une invention nouvelle. Il faut seulement que les Hommes prennent conscience de leur liberté et agissent en conséquence librement tout en restant responsables de leurs actes. Sartre se base sur sa pensée existentialiste qui veut que l’Homme est unique responsable devant lui-même et devant la civilisation, qu’il est condamné à être libre et à assumer son existence. « Il n’y a pas de déterminisme, l’Homme est libre, l’Homme est liberté. » défend Sartre. Ainsi, cette pensée se reflète dans la pièce lorsque Oreste, au lieu de se repentir de son crime et de monter sur le trône d’Argos, comme lui suggère Jupiter, se déclare plutôt responsable de son crime et assume pleinement son acte. Il l’a fait pour le bien de son peuple, soumis depuis bien trop longtemps à un roi cruel. Avant de tuer Egisthe, Oreste justifie sa décision de le faire : « Il est juste de t’écraser, immonde coquin, et de ruiner ton empire sur les gens d’Argos, il est juste de leur rendre le sentiment de leur dignité. » Dans son discours final, Oreste déclare :
ORESTE : « Vous avez accueilli le criminel comme votre roi, et le vieux crime s’est mis à rôder entre les murs de la ville, en gémissant doucement, comme un chien qui a perdu son maître. Vous me regardez, gens d’Argos, vous avez compris que mon crime est bien à moi ; je le revendique à la face du soleil, il est ma raison de vivre et mon orgueil, vous ne pouvez ni me châtier ni me plaindre, et c’est pourquoi je vous fais peur. Et pourtant, ô mes hommes, je vous aime, et c’est pour vous que j’ai tué. […] Vos fautes et vos remords, vos angoisses nocturnes, le crime d’Egisthe, tout est à moi, je prends tout sur moi. Ne craignez plus vos morts, ce sont mes morts. Et voyez : vos mouches fidèles vous ont quittés pour moi. Mais n’ayez crainte, gens d’Argos : je ne m’assiérai pas, tout sanglant, sur le trône de ma victime : un Dieu me l’a offert et j’ai dit non. Je veux être un roi sans terre et sans sujets. Adieu, mes hommes, tentez de vivre : tout est neuf ici, tout est à commencer. »
Acte III, scène VI
De plus, il fuit Argos entrainant avec lui les Erynnies et offre la possibilité au royaume d’Argos de se construire lui-même selon les actes, les pensées et les valeurs de ses hommes libres, responsables et sans remords. En refusant sa place sur le trône en tant qu’héritier légitime, Oreste évite l’enchainement de la liberté du peuple. Les Mouches dépeigne le cheminement d’Oreste d’une conception fausse de la liberté (que lui a transmis « le pédagogue ») à la conception de la véritable liberté. L’image du chemin revient d’ailleurs fréquemment dans la pièce.
ORESTE : « Mais je ne reviendrai pas sous ta loi : je suis condamné à n’avoir d’autre loi que la mienne. Je ne reviendrai pas à ta nature : mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. La nature a horreur de l’homme, et toi, souverain des Dieux, toi aussi tu as les hommes en horreur. »
Acte III, scène II
Oreste comprend au fur et à mesure de la pièce ce que c’est d’être libre et parvient à se défaire de la soumission à Jupiter. ORESTE : « Je ne suis ni le maître ni l’esclave, Jupiter. Je suis ma liberté ! A peine m’as-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir. »Acte III, scène 2 Pour comprendre le chemin de la liberté construit par Oreste, il faut le comparer à l’itinéraire d’Electre qui constitue un itinéraire d’une liberté manquée. ORESTE : « Je suis libre, Electre ; la liberté a fondu sur moi comme la foudre. »ELECTRE : Libre ? Moi, je ne me sens pas libre. » Acte II, scène 8
Alors qu’au premier acte, elle multiplie les révoltes, animée par la haine et le désir de vengeance, lorsqu’elle accompagne son frère dans la réalisation du meurtre d’Egisthe, elle perd son sang-froid en suppliant Oreste d’épargner sa mère : « elle ne peut plus nous nuire » affirme-t-elle. Enfin, c’est dans le temple d’Apollon que la rupture entre elle et son frère se fait plus radicale. Electre est prise de peur face à Oreste et son crime et refuse de partager avec lui la responsabilité de l’acte. Dès lors, elle bascule dans la culpabilité et le repentance. Elle se soumet alors pleinement à Jupiter et aux Erynnies.
ELECTRE : « Au secours ! Jupiter, roi des Dieux et des hommes, mon roi, prends-moi dans tes bras, emporte-moi, protège-moi. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose, j’embrasserai tes pieds et tes genoux. Défends-moi contre les mouches, contre mon frère, contre moi-même, ne me laisse pas seule, je consacrerai la vie entière à l’expiation. Je me repens, Jupiter, je me repens. »
Acte III, scène III
Les mouches personnifient également la tyrannie. Elles hantent les habitants d’Argos, les faisant oublier leur liberté en alimentant une atmosphère de terreur. Ils acceptent leurs conditions, se laissent manipuler par leur roi en rejetant le projet de libération soutenue par Electre. Le peuple se complet dans l’assujettissement. Ceci montre que la tyrannie est permise lorsque le peuple entier est privé de liberté. Pour empêcher la tyrannie d’avoir lieu, il faut se libérer de toute influence. Rappelons également que cette pièce est écrite en 1943, durant l’occupation allemande ainsi que le régime de Vichy.
Sartre entend donc transformer sa pièce en une invitation symbolique à résister face à l’oppresseur allemand.
Ainsi, Oreste fait figure de résistant face aux mouches qui peuvent être interprétées comme symbole de l’Occupation allemande.
La cérémonie des morts, organisée chaque année à Argos, trouve écho dans les valeurs prônées par Vichy :
le culte du passé, des morts, le traditionalisme.
Le passé hante les vivants et sert au maintien de l’ordre. Quant aux Argiens, ils dépeignent le peuple français, noyé dans la culpabilité collective nourri par Pétain (Egisthe dans la pièce). C’est dans ce repentir et cette expiation que tombe Electre, qui incarne ainsi la masse des Français aliénés par l’idéologie pétainiste. Ainsi Sartre appelle indirectement les Français à renverser la tyrannie en se révoltant contre elle. Le philosophe nous montre que la révolte d’un seul individu suffit :
EGISTHE : « Il sait qu’il est libre. Alors ce n’est pas assez que de le jeter dans les fers. Un homme libre dans une ville, c’est comme une brebis galeuse dans un troupeau. Il va contaminer tout mon royaume et ruiner mon œuvre. »
Acte II, scène V
Oreste, en se révoltant, libère le peuple entier de l’assujettissement. Son action résonne comme un appel à la résistance.
FIN!