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Une toile mise en avent...

Joëlle Desfontaines

Created on November 11, 2023

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1 jour 1 oeuvrE ? EN AVENT TOUTES POUR UNE BALADE AU MUSEE ?

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Le musée... Un lieu qui, pour certains, respire l’ennui et la poussière. Où l’on ne comprend pas toujours la signification des œuvres, sans leur laisser le temps de nous parler et de nous ensorceler… Il reste pourtant un espace unique de partage et de rencontre, un voyage entre soi et le monde, un lieu où s’inventent et se racontent l'Histoire, et mille et une histoires. Et si je t'y donnais rendez-vous, chaque jour, le temps d'une balade sensorielle, magique, émouvante et sensible ?

Joëlle

Heureuse de t'accompagner... On commence par "La réunion d'amis" ?D'accord. Dans cette « peinture-souvenir », Le Sueur s’entoure d’amis rêveurs, bavards, artistes et pas franchement ravis d’être ici… Voici sept moustaches regroupées autour d’une table. La pièce est sombre, mais un rai de lumière, venu de la gauche, permet d’éclairer les modèles. La lumière est rasante, assez blanche. Dès le premier coup d’œil, on remarque sept visages quasi identiques, malgré quelques années d’écart, des chevelures plus ou moins châtain, des têtes plus ou moins joufflues. Certains ont l’air déguisés comme des allégories. L’ambiance est douce mais sacrément étrange, à la fois posée et absente, colorée et diaphane, agitée et silencieuse. Aucun débat houleux ne viendra exciter la tablée. La plupart des personnages flottent dans leur bulle, le regard lointain. Le plus vieux des copains, placé au centre, fait exception. Lui nous fixe, l’air plombé. Quelle étrange porte d’entrée...Il est placé au centre du cercle, avec son compas. Poing gauche écrasé sur sa joue molle, il s’ennuie ferme... notre matheux a plutôt la tête du problème que de la solution. Assis de chaque côté, deux personnages drapés font la paire de rideaux ouverts sur la pièce. Celui de gauche, qui caresse un lévrier noir, doit être professionnel de la rêverie... Un courant d’air gonfle à l’instant sa toge bleue. Légèrement penché, le «Virgile» a peut-être laissé traîner quelque part sa lyre ou ses sandales.

les copains d'abord ?

"La réunion d'amis” eustache le sueur (1644) - musée du louvre

Il fixe, l’air curieux, un point pas si lointain. En face de lui, un militaire agrippe une épaisse bannière colorée. Le cuirassé se tient droit, fièrement campé. Lui aussi regarde au dehors, derrière son pavillon. Serait-il en train de rameuter des troupes imaginaires ?Quatre autres copains rythment le fond de toile. Sur la gauche campe un duo d’artistes. Le premier dessine face à son chevalet. Tourné vers nous, il interrompt la copie d’un dessin. Sur sa toile apparaît l’Amour, bientôt prêt à voler au-dessus du tas de copains. À ses côtés, un joueur de luth répète distraitement un morceau. Encore un qui regarde au loin… Deux derniers copains se cachent derrière le cafardeux. Ce sont les seuls à échanger. L’un pointe une corbeille de fruits tout en regardant son voisin couronné de lauriers. Ce dernier lui présente son livre ouvert et vient clore un tour de table bien mystérieux. À l’arrivée, on retombe sur le vieux matheux mélancolique. Celui-là continue de nous regarder. Avec son compas, il a décidé de piquer notre curiosité. "La Réunion d’amis" est commandée par Chambré, vers 1640. Ce gentilhomme est trésorier des guerres et fan de musique. Il réclame à son jeune ami Le Sueur une « peinture-souvenir » des soirées rue de Cléry, à Paris. Chambré reçoit souvent pour partager des idées et écouter du luth. À l’époque, on appelle ça une « Académie ». La guilde de planeurs ici représentée parait dispersée, éloignée d’une

les copains d'abord ?

"La réunion d'amis” eustache le sueur (1644) - musée du louvre

corporation solidaire... Chaque copain porte les symboles de ses occupations. Ceci dit, rares sont ceux clairement identifiés. Le Sueur est bien sûr le dessinateur, crayon à la main. Le joueur de luth serait très probablement Denis Gaultier. Les autres personnages restent incertains : le poète Le Roy de Gomberville chercherait l’inspiration en toge bleue ; le personnage au compas serait le géomètre Desargues ; l’éditeur Pierre Daret celui qui pointe le livre ouvert.Mais l’identité des personnages fait-elle l’intérêt du tableau ? Lors d’une académie en 1635, Théophraste Renaudot raconte que la peinture doit « reproduire non les sujets particuliers, mais l’espèce de chaque chose en général ». À l’époque, Richelieu réclame l’ordre et l’équilibre. Fini les excès baroques : l’art français se nourrit des modèles de l’Antiquité diffusés par les gravures. Le Sueur copie et recopie, sous l’impulsion de son maître Simon Vouet, revenu d’Italie en 1627. Lui, n’ira jamais à Florence ou à Rome, mais peu importe. On le surnomme déjà le « Raphaël français ». Alors que vient représenter ce jeune prodige bercé d’Antique ? Sa "Réunion d’amis" assoit-elle seulement des copains « en particulier » ? Ou présente-t-elle l’espèce d’une chose « en général », ce qui expliquerait les visages quasiment identiques ? Les interprétations de la toile sont multiples. Certains y voient les cinq

les copains d'abord ?

"La réunion d'amis” eustache le sueur (1644) - musée du louvre

sens – même s’ils sont sept autour de la table ; d’autres imaginent les arts libéraux – en oubliant un peu le militaire. Le matheux déprimé pourrait déclencher une autre interprétation, à lire aussi au conditionnel de l’imparfait : avec son poing sur le menton, il nous renverrait à Aristote, qui reliait cet état de tristesse aux êtres comprenant que la quête du savoir est vaine. Eh oui... Quand ceux-là trouvent une idée, l’étendue des choses restant à découvrir ne se réduit jamais. Flash terrible. Un vrai tue-l’amour de la création, l'antithèse de l’« Eurêka ! » Si le trou noir du savoir est planté au milieu du tableau, que peuvent représenter les autres copains ? Aristote, avec sa théorie de la connaissance, aurait-il pu souffler le plan de table à Le Sueur ? Suivant cette hypothèse, le poète en toge bleue pourrait symboliser l’observation ou même la sensation, point de départ et point commun entre l’animal et l’humain. Derrière lui, les artistes sont en apprentissage. Le peintre reproduit un dessin – et c’est bien par l’imitation que l’humain acquiert ses premières connaissances. Son collègue luthier répète aussi ses gammes, travaille sa mémoire. Le manche de son instrument file vers le caresseur de fruits, lui-même tourné vers le livre ouvert du voisin. Ce duo-là pourrait représenter l’esprit, cette tabula capable de sauvegarder la sensation. Quant au militaire, torse bombé, il pourrait incarner l’expérience (assise face à

les copains d'abord ?

"La réunion d'amis” eustache le sueur (1644) - musée du louvre

l’observation). Le tour de table aristotélicien nous ramène fatalement face à la moustache plombée, point de départ et d’arrivée. Tout comme l’Athéna mélancolique de l’Acropole, grande patronne de l’intelligence, il a l’air coincé face à ses limites. Sa tête est coiffée d’un panache de fruits, notamment cette pomme pointée du doigt par son ami. Serait-ce une ultime référence à l’arbre de la connaissance ? Une mouche s’est d’ailleurs posée sur le fruit, histoire de souligner le message : la poursuite du savoir n’est que vanité. Le super-plombé l’a compris : le grand géomètre, ce n’est pas lui. Son compas n’est là que pour pointer la mesure, la finitude, le temps, la chute… Mais qu’il se rassure, tout n’est pas si glauque. L'artiste aura eu le temps de capturer l'émotion et l'énergie de chaque convive et, dans cette histoire, une fois le peintre parti, le matheux et ses copains prendront très certainement le temps de bien faire connaissance, de partager des agapes, rassemblés autour de cette table, en profitant d'un repas et d'un verre.

les copains d'abord ?

"La réunion d'amis” eustache le sueur (1644) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

La scène se déroule à Paris, lors de la Révolution de Juillet 1830. Le peuple est dans la rue, la faute à Charles X qui veut restreindre les libertés, celles de la presse notamment. Les barricades s’élèvent. Ça sent la poudre, la sueur et la peur. Sur ce tas de pierres et de bois fait de n’importe quoi, les yeux sont dilatés. Tout le peuple est là : la jeunesse révoltée avec le petit Gavroche aux pistolets ; la bourgeoisie en haut-de-forme qui a sorti le fusil de chasse ; l’ouvrier manufacturier est encore en tablier. Celui-là est monarchiste : sabre au clair, il a décoré son béret d’une cocarde blanche. Avec de tels détails, on se croirait presque dans un documentaire. Et pourtant… La femme placée au centre est une allégorie. Une hybride conçue par Delacroix, à mi-chemin entre la Victoire de Samothrace et une poissonnière des Halles. Vivante, enflammée, déterminée, velue, révoltée. Cette va-nu-pied qui va seins-nus brandit la bannière du peuple. Elle soulève les hommes, ceux qui tiennent encore debout. À ses pieds, un ouvrier-typographe ressemble à une groupie face à son idole. Il s’est habillé comme un drapeau : gilet bleu, ceinture de flanelle rouge, chemise blanche que l'on distingue à peine... Le fan est blessé, pas sûr qu’il aille plus loin.Trois combattants étalés au premier plan font office de piédestal. Un marbre plutôt morbide pour Madame Liberté. À gauche, un gisant a les fesses à l’air. À l’autre extrême, un cuirassier impérial gît face contre terre. Son casque est bien tombé, on peut voir sa visière décolée. Étalé juste au-dessus de lui, un garde-suisse troué comme un emmental est adossé aux scories de la barricade.

delacroix et la banniere

"La Liberté guidant le peuple” Eugène Delacroix (1830) – Musée du Louvre

Entre les poutres et les pavés, son uniforme parle pour lui : capote gris-bleu, décoration aux épaulettes, guêtres percées… Son cadavre est celui d’un troupier briseur d’émeute, signe de la victoire du peuple sur Charles X. Quelle force pourrait bien stopper l’élan de la Liberté ?Delacroix n’est pas un insurgé. En 1830, cet élégant romantique compte parmi ses principaux commanditaires Charles X, le roi si mal aimé. Difficile pour l’artiste de cracher dans la soupe. Comment vit-il les événements de Juillet ? Est-il bouleversé par les restrictions du roi relatives à la liberté de la presse et le retrait du droit de vote aux commerçants ? Delacroix n’est ni journaliste, ni commerçant. Il est peintre. En artiste romantique, il est emballé par les évènements de Juillet. Tout est là pour nourrir son art : la rue enflammée, le pouvoir renversé, le peuple déchaîné…Cette foule bouillonnante a répondu à l’appel de journaux menacés par le liberticide Charles X. La mobilisation est efficace : le roi tombe en 3 jours mais la suite sera plus compliquée. Après ces 3 glorieuses, bon nombre de journaux vont porter un autre roi au pouvoir : Louis-Philippe. Surprenant. 800 morts plus tard, la révolution accouche d’une monarchie. Ça rime avec souris. Certes Louis-Philippe n’est pas roi de France mais roi des français ; certes le tricolore a remplacé le lys ; certes les suffrages sont élargis mais uniquement à une élite bourgeoise, maître de la banque et de l’industrie. Qu’a donc reçu ce peuple guidé par La Liberté ? Le pigment de la toile ne serait-il que de la poudre aux yeux ?

delacroix et la banniere

"La Liberté guidant le peuple” Eugène Delacroix (1830) – Musée du Louvre

La Révolution de 1789 démarrait avec le même régime que celui de Juillet : une monarchie constitutionnelle partagée entre un roi et une assemblée, essentiellement composée de bourgeois du Tiers-État. Pour eux, la révolution s’arrêtait là. Pour d’autres, elle ne faisait que commencer. En août 1792, les sans-culottes sortaient Louis XVI des Tuileries. Une fois le roi découpé, la République était proclamée. Son objectif ? Le bonheur commun et l’égalité sociale. Cet idéal induisait bien des contraintes, prophétisés par Barnave dès 1791 : « Si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait la fin de la royauté ; dans la ligne de l’égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l’attentat à la propriété ». Ouille. En voilà un dilemme : Liberté et Égalité sont-elles solubles dans l’idéal tricolore ? Pour les possédants – ceux qui ont à perdre – l’égalité empiète sur leur liberté, seule idole individuelle qui vaille… et qui finira par gagner. En 1830, c’est la même histoire : la Liberté l’emporte à nouveau, sans même repasser par la case « Égalité ». Pour autant, la toile de Delacroix ignore-t-elle le terrible dilemme ?Au Louvre, le spectateur tombe nez-à-nez avec les cadavres du premier plan. Pas très gai ! Sur la gauche, le gisant dénudé interpelle. Delacroix l’a mis en lumière. On voit ses poils, ses jambes creusées : cet homme est un « sans culotte ». La formule rappelle ces gens du peuple portés par la fièvre égalitaire d’une époque pas si lointaine… Sa chemise blanche, au col grand ouvert, pourrait aussi évoquer les condamnés à la guillotine sous la Terreur.

delacroix et la banniere

"La Liberté guidant le peuple” Eugène Delacroix (1830) – Musée du Louvre

Placé à l’horizontale, sans aucun bas, le gisant s’oppose à cette verticale Liberté, qui n’a plus de haut. Serait-il la face cachée de l’Histoire ? L’obscur démon de la Liberté ? Qu’en est-il de la Liberté de Delacroix ? Le gisant sans-culotte serait-il son impasse ? On la trouve presque hésitante, cette Liberté qui – retournée vers le peuple – ne voit même pas ce cadavre à la chaussette bleue. D’ailleurs, pourquoi lui avoir laissé une chaussette bleue ? Serait-ce l’ultime détail d’une toile réaliste ? La cocardière seins à l’air qui joue au caporal sur la barricade nous permet d’en douter. En fait, ce bleu – symbole républicain accroché au pied d’un mort – pourrait bien être le seul étendard incontournable du spectre égalitaire.Sa chaussette complète la chaussure trouée du garde-suisse. Les deux personnages semblent reliés entre eux par un jeu de vêtements manquants. Ces morts sont l’Histoire de France : la République « sans culotte », la Restauration, l’Empire. La Liberté marche droit vers eux, droit vers son passé. Qui, pour échapper à son passé ? La Liberté a beau s’en détourner, un typographe mourant est là pour le lui rappeler… « Si elle fait un pas de plus, elle ne pourra le faire sans danger » nous dit Barnave. Ça sent le croche-patte à plein nez. Il est loin, finalement, l’heureux dénouement. Delacroix nous annoncerait-il de futures dérives ultra-libérales ? Dans moins de trois ans, Louis-Philippe va censurer les journaux satiriques et massacrer les Canuts de Lyon. Ça y est, c’est reparti pour un tour… Revoilà l’Homme perdu dans sa barque, bercée de faux semblants et de flots sanglants. Et ça, c’est terriblement romantique...

delacroix et la banniere

"La Liberté guidant le peuple” Eugène Delacroix (1830) – Musée du Louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

la vengeance sera terrible

"Judith décapitant Holopherne” Artemisia Gentileschi (1613) – Musée capodimonte, naples

Reine du clair-obscur caravagesque, la talentueuse peintre italienne Artemisia Gentileschi a réussi à s’imposer à une époque où être femme et artiste relevait du parcours du combattant. Plongeons dans l’un de ses tableaux les plus célèbres, une scène de crime culottée qui se révèle hautement féministe : la vengeance symbolique suite à un terrible viol…On le sait : la Bible recèle de nombreux épisodes violents, et celui-ci ne fait pas exception. Ce tableau illustre une scène de l’Ancien Testament : envoyé par le roi d’Assyrie, le général Holopherne assiège la ville juive de Béthulie. Une riche et belle veuve, Judith, se rend avec sa servante et du vin dans la tente d’Holopherne, le séduit, l’enivre… et en profite pour lui trancher la tête ! Le lendemain matin, terrifiés, les soldats s’enfuient et la ville est libérée. Mais pour Artemisia, ce tableau serait aussi une vengeance symbolique suite au viol brutal que lui a infligé le peintre Agostino Tassi, son professeur de perspective. En 1611, le père d'Artemisia, le peintre Orazio Gentileschi, dépose plainte. S’ensuit un terrible procès, au cours duquel on torture la jeune fille de 18 ans pour s’assurer qu’elle ne ment pas, et à l’issue duquel Tassi est condamné à un an de prison. Sur ce tableau, l’artiste prête ses propres traits à Judith et ceux de son violeur à Holopherne. Le traumatisme qu’elle a vécu est renversé : c’est elle qui terrasse son agresseur ! Une grande tension physique se noue au centre de la

la vengeance sera terrible

"Judith décapitant Holopherne” Artemisia Gentileschi (1613) – Musée capodimonte, naples

scène. Luttant pour survivre, Holopherne se débat et attrape la servante par le col, mais cette dernière le maintient solidement sur le lit. Les bras de Judith sont eux aussi tendus : d’une main, elle écrase fermement la tête d’Holopherne contre le matelas tout en lui empoignant les cheveux, pour lui trancher la gorge de l’autre. Tous ces gestes énergiques convergent vers un point : la tête hurlante d’Holopherne au centre de la toile…Un effet de clair-obscur sur la poitrine de Judith souligne les charmes qui lui ont permis de piéger Holopherne. Néanmoins, la belle est représentée sous les traits d’une femme assez robuste pour pouvoir occire un guerrier. Ses sourcils froncés marquent sa gravité et sa détermination. On croit même déceler un léger sourire de satisfaction. Mais sa tête et son buste sont dans une attitude de recul. Serait-ce du dégoût ? Décapiter un homme n’est pas chose aisée : beaucoup de force, de fermeté et de détermination sont nécessaires… et, visiblement, Judith n’en manque pas. Artemisia non plus n’a pas froid aux yeux : allant à l’encontre de ce que l’époque tolère chez une femme peintre, l’artiste n’hésite pas à représenter la profusion du sang. Ici, c’est l’homme qui souffre et saigne tel un animal sacrifié. Et c’est lui qui se retrouve nu et allongé, vulnérable, tandis que les femmes se tiennent debout et habillées – fait notable puisqu’environ 80 % des nus de l’histoire de l’art sont féminins ! Voilé d’ombres sinistres, le visage d’Holopherne est comme

la vengeance sera terrible

"Judith décapitant Holopherne” Artemisia Gentileschi (1613) – Musée capodimonte, naples

paralysé. Bouche ouverte, yeux exorbités, front plissé de surprise, de panique et de douleur : comme une gargouille pétrifiée, sa tête semble déjà séparée du corps…La scène est éclairée depuis la gauche, créant un puissant contraste entre certains éléments surexposés et d’autres à moitié mangés par l’ombre. Sourcils déterminés, bouche serrée, la servante affiche le même air grave et résolu que Judith, dont elle est la jumelle adjuvante. Penchée au-dessus d’Holopherne, elle est active et dominante. La grosse main du général qui lui empoigne violemment le col n’affecte en rien sa concentration inébranlable.Sans sourciller, l’artiste prend le temps de fignoler chaque détail de la scène, jusqu’aux décorations du manche de l’épée : la forme de cette pièce métallique surmontée d’un pommeau n’évoque-t-elle pas un sexe masculin ? Pour Artemisia, l’objet est hautement symbolique : le membre de son violeur se retourne contre lui, transformé en arme fatale…Des draps blancs du lit aux robes de soie de ses héroïnes vêtues à la mode du XVIIeme siècle, Artemisia Gentileschi montre sa maîtrise en travaillant les effets de lumière et de plis sur les étoffes. Comme toujours dans ses œuvres, et contrairement au Caravage, elle accorde autant de place au drame qu’à l’ornementation. Ou comment peindre un meurtre tout en faisant dans la dentelle...

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Au menu aujourd’hui, une toile énigmatique... un drôle de duo bien trempé et un téton qui en dit long. Ce tableau, de l'École de Fontainebleau, est d'un auteur inconnu. Voici une huile sur une toilette devenue légendaire, avec une silhouette pour chaque mirette. Délicates et assurées, les poitrines de porcelaine s’exposent sans pudeur... ce sont les femmes nues qui épient et le regardeur qui est surpris, troublé par ce double. Le bizarre et la gémellité bousculent, questionnent l’intérieur. Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs sont un mirage au-dessus des vapeurs de leur baignoire. Les deux bustes immaculés partagent un bain. Les sœurs présumées se répètent comme des porcelaines en miroir : visages poudrés, minuscules bouches en cœur, sourires mutins, cils épilés au millimètre, coiffure en mitre finement crêpée. Les expressions si lissées, semblent neutralisées. Toujours joueur, le spectateur cherche les différences entre les deux gouttes d’eau : les boucles perles ne sont pas sur les mêmes oreilles, la couleur des cheveux varie, les rouges à lèvres aussi. Mais c’est le jeu de main qui les distingue vraiment. La brune de gauche pince le téton de sa voisine qui, elle, présente une bague au spectateur. Cette gestuelle de marionnettes fait penser à un guignol coquin. Comme au

au sein de l'intrigue

"Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars” école de fontainebleau, vers 1594 – Musée du Louvre

théâtre, les rideaux ouverts du baldaquin découvrent la scène. Le regard progresse dans une ambiance feutrée. Dans la pièce du fond, une couturière s’affaire, tête baissée sur une étoffe. On devine l’intérieur d’une noble et riche demeure Renaissance. Allons voir Mignonne la déco du salon : une table est recouverte d’une nappe émeraude, une cheminée réchauffe l’ambiance. Juste au-dessus, posé sur le linteau, un tableau présente le corps nu d’un modèle assis par terre, l’entrecuisse à peine couverte. Il y a aussi un miroir sans reflet, à côté de la couturière. C’est assez étrange.Qui sont ces dames ? Celle de droite serait Gabrielle d’Estrées, 22 ans, la maîtresse du roi Henri IV. Elle a donné naisssance à son premier enfant : César de Vendôme, fils du roi. D’ici quatre ans, le Vert Galant annoncera officiellement les épousailles en lui offrant l’anneau du sacre. Sa voisine qui lui pince le sein serait l’une de ses sœurs, Julienne d’Estrées. A l’époque, la toilette n’est pas une affaire personnelle : il suffit de tirer une toile au-dessus de la baignoire pour grignoter, papoter, tétons à l’air.La pantomime de Gabrielle et sa sœur reste un mystère. Pour certains, elle illustre la royale idylle entre le Vert Galant et sa favorite : Julienne tétonne sa sœur pour nous signifier que le futur César de Vendôme grandit en son sein ; la presque-reine

au sein de l'intrigue

"Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars” école de fontainebleau, vers 1594 – Musée du Louvre

donne la réplique en nous présentant l’alliance promise par son amant. Où est-il, d’ailleurs, celui-là ? Ne serait-ce pas lui au-dessus de la cheminée, cuisses écartées ? Et la servante au fond du décor ? Elle pourrait bien coudre les langes du futur tout petit... Si cette interprétation historique ne fait pas l’unanimité, la majorité s’accorde à dire que le célébrissime duo annonce le potentiel de génération des Vénus.Mais pourquoi leur attribuer à tout prix une identité ? L’anneau tendu vers le spectateur-amant n’est pas une première : l’anneau tendu symbolise l’ouverture du corps féminin, compliquée à représenter. Bon, certains penseront au tableau posé au-dessus de la cheminée… Mais n’empêche, l’avancée dans la toile est bien gardée. Les porcelaines du premier plan sont figées comme des gardiennes. En reflet presque-parfait, elles se pincent, se touchent pour narguer l’amant-spectateur resté en surface avec ses yeux miroirs. Au fond de la pièce, tout est occulte et recouvert, chaud et carmin. On n’y comprend rien. Les yeux de la servante sont fermés, la table est recouverte par l’émeraude. Pour entrer dans ce monde-là, il faut regarder autrement. Les jumelles de ce génial Anonyme nous tendent peut-être des lorgnettes. Leur gestuelle identique, décalée dans l’espace, forme des verres de lunettes qui nous amènent

au sein de l'intrigue

"Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars” école de fontainebleau, vers 1594 – Musée du Louvre

à traverser les chairs, à oublier les corps. En prolongeant la ligne amorcée par cette pincée répétée (on part de la main qui tient la bague et on prolonge le trait vers la main qui pince le sein), on se retrouve nez-à-nez devant le miroir sans reflet. Pour les poètes renaissants, l’objet symbolise un passage. Pour avoir accès à la bien-aimée, l’amant tourmenté doit oublier les surfaces réfléchissantes de l’instant pour laisser place aux images éternelles, recréées par son cœur. Voilà une matière à réflexion, pour avancer les yeux fermés. Pas facile. Gabrielle a sans doute commandé ce tableau pour affirmer sa position de favorite. En 1599, Henri IV fait annuler son premier mariage avec la Reine Margot qui ne lui a pas donné d’héritier. Il s’apprête à épouser la belle Gabrielle qui lui a donné un fils, mais celle-ci meurt brusquement quelques heures avant la cérémonie, sûrement empoisonnée... Henri IV finira par épouser Marie de Médicis en 1600. Et même s'il ne se souciera guerre d'elle, l'histoire dit qu'elle en pincera toujours pour lui...

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"Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars” école de fontainebleau, vers 1594 – Musée du Louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Des bleus et du blues

"Le docteur paul gachet” van gogh (1890) – Musée d'orsay

Deux roux tourmentés dans leurs bleus… D’un côté, le docteur Paul Gachet, homéopathe dépressif. De l’autre, Vincent Van Gogh, patient en pleine fièvre créatrice. Le remède miracle se cacherait-il pourtant dans ce portrait blafard ? Voici le docteur Gachet. Son portrait s’affiche comme une plaque pas très rutilante, ni rassurante. Dans la salle d’attente, on se regarde, on s’inquiète. Finalement, on repassera. La tête du toubib neurasthénique s’écrase sur son poing fermé, sa silhouette plombée s’affaisse... Mais grâce à Van Gogh, ce médecin pourrait bien être l’égérie universelle du moral dans les chaussettes. Gachet est roux comme un clown. Ses cheveux rebiquent, remontent autour de la casquette blanche. Le chapeau du Saturnien ressemble à une lune écrasée. Cette tache de blanc cassé fait ressortir son teint, une terre battue qui sinue entre les plis de son visage creusé. Les sourcils se tourmentent, la moustache se fane, la bouche tombe. Rien ne va. Cette surface triste est pénétrée par un regard de cristal, proche du fantôme. Le docteur n’écoute même plus... Son esprit flotte parmi les ondes sous-marines qui diffusent leur blues et le recouvrent. L’encolure de sa veste ondule comme les pétales d’un iris. Accoudé sur une nappe vermillon, Gachet a troqué l’habituelle feuille de soin contre une fleur qu’il tient d’une main épaisse et bien

Des bleus et du blues

"Le docteur paul gachet” van gogh (1890) – Musée d'orsay

verdâtre. C’est un rameau de digitale. La longue branche est sertie de clochettes violettes qui retombent comme la lourde tête du docteur. Curieuse fleur, d’un réalisme étonnant dans cette atmosphère lunaire. S’agit-il d’un simple élément de déco ou d’une clé pour mieux sonder la tristesse de Gachet ? Faut voir. Van Gogh s’est installé à Auvers-sur-Oise en mai 1890. La mutilation de son oreille gauche ? C’était en décembre 1888. L’internement à Saint-Rémy-de-Provence ? En mai 1889. Depuis, il y a eu des hauts et des bas. Ces derniers mois, les crises se sont multipliées. Théo, son frère, son marchand, son meilleur ami, a réussi à casser la spirale. Le peintre Pissarro lui a parlé d’un toubib remarquable qui réside sur les bords de l’Oise, à 30 km de Paris : le docteur Gachet, 62 ans. Ce spécialiste en psychiatrie est un anticonformiste. Homéopathe, il cultive ses plantes et se passionne pour l’art. Il peint, il grave. Ce proche de Manet, Monet, Renoir, Cézanne, va accueillir Van Gogh en patient et en ami. Van Gogh écrira de lui : "Il me paraît attaqué au moins aussi gravement que moi ». Alter ego ? En tout cas, sacré point commun. Veuf depuis trois ans, Gachet est miné par le chagrin. Mais sa tristesse ne date pas d’hier. À 30 ans, il consacrait sa thèse de médecine à la mélancolie. Son avant-propos décrit sa génération comme les enfants de l’empire et de la révolution, replongés dans le doute. En 1851, Gachet soignait les insurgés au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Pendant le siège de Paris en 1870 et la Commune en 1871, il assistait les hommes qui s’entretuaient.

Des bleus et du blues

"Le docteur paul gachet” van gogh (1890) – Musée d'orsay

Avec Van Gogh, il doit sauver un créateur. Ses recommandations rejoignent celles des confrères du Sud : le faiseur de Tournesols doit travailler sans relâche pour vaincre ses angoisses. Alors Van Gogh peint, beaucoup : 74 toiles en 70 jours. Chaumières percées, champs de blé fauchés, racines torturées, places désertées — le moral reste précaire. Pour les portraits, les sujets sont plus difficiles à croiser. Alors il pioche dans son entourage : la fille du docteur, la fille Ravoux aussi, tenancier de son auberge. Deux semaines après son arrivée, il réalise "Le docteur Paul Gachet." Ce sera la version d’Orsay. Ici, le rouge de la nappe est simple, le regard du docteur est clair. Gachet ne porte pas un regard navré sur son temps, il semble l’ignorer. Ceux qui oseront traverser son esprit se retrouveront dans une eau sombre. Une essence s'en dégage, et la tête mélancolique fusionne dans les vagues à l’âme du fond de toile. Pour Van Gogh, toute réalité est un symbole. Son docteur, protecteur et ami, pourrait bien être le symbole même de la mélancolie et d’une certaine forme de détachement. Et que penser finalement de la branche de digitale ? Plante à partir de laquelle est fabriquée la digitaline, traitement contre certaines douleurs au cœur... Comme tout remède, elle est aussi toxique. Ingérée en trop forte quantité, la fleur peut provoquer des arrêts cardiaques. Alors pour ce qui est de son interprétation, tout dépendra de la dose qu’y mettront les regards. Chez les optimistes, elle va symboliser un mieux-être à portée de main. Pour les plus intenses, les plus englués, ce pourrait bien être le potentiel poison de la vie. Chacun choisira son camp. Point d'alerte : dans quelques jours, Vincent va se tirer une balle, dans la poitrine. Mieux vaut prévenir.

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Au menu du jour, une mise en lumière du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci. Comme la célèbre Joconde, le saint arbore un sourire narquois… Les lèvres de Saint Jean-Baptiste renfermeraient-elles aussi une énigme ? Voici donc Jean-Baptiste débarqué à l’instant des ténèbres, sans un bruit. Le baptizein est « celui qui immerge ». Ici il émerge... Sa silhouette à peine éclairée par une fumée dorée lui donne un air de génie sorti de sa lampe. Certaines frisettes de l’ado-prophète affleurent à peine de l’huile noire. Il nous fait un petit sourire en coin. Il se moque ? Il nous cherche ? Il va falloir le trouver… Sa tête inclinée fait tomber les bouclettes précieuses sur son épaule dorée. Loin du traditionnel ermite mal rasé remisé dans le désert, sa peau est douce. L’intéressé prend des bains en quantité, la lumière coule sur sa chair. Son genre entremêle le féminin et le masculin : signature androgyne. Pour sortir des ténèbres, prière de suivre son doigt qui pointe la source de la lumière. Jean-Baptiste témoin extra-sensible, extra-lucide. Dans le « prologue de l’Évangile selon Saint Jean », il est décrit comme l’envoyé de Dieu. « Celui-ci vient en témoin, pour rendre témoignage à la lumière ». La main pointeuse pourrait bien dessiner la lettre Y. Clin d’œil à Yohann ou Yeshoua ? Pantomime à double sens, pour signer Jean ou annoncer Jésus figuré par cette discrète croix de roseaux. Posée sur le noir, elle prolonge la verticale de ce bras bien élevé. Jean-Baptiste, protecteur de Florence. Saint patron idéal quand on sait que le baptême symbolise à la fois purification, mort et… renaissance. Jean-Baptiste lave la peau pour préparer les fidèles à recevoir la lumière qui manifeste le divin, qui est le sourire du ciel...

la lumière d'un sourire

"Saint Jean-Baptiste” léonard de vinci (1516) – le louvre abu dhabi

On comprend mieux ce sourire qui surgit délicatement des ténèbres. Cette zone d’abîme recouvre bien des symboles. Pour certains, les ténèbres ne sont rien d’autre que la terre de Satan, rebut du néant originel. Pour éviter ce vide divin, ceux-là s’agripperont vite au bras doré. Pour d’autres, ce noir épais fait partie de la création divine, à part entière. Inutile de s’effrayer. La Bible raconte bien que « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit ». Le rictus serein du baptizein, alors, pourrait bien leur donner raison. Mais il y a une autre version des ténèbres, moins catholique, plus antique. Sous cet angle particulier, les ténèbres symboliseraient le monde matériel et les méandres de l’ego. Depuis le premier jour où « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres », les humains se retrouvèrent coincés dans une bulle de ténèbres. Depuis lors, il leur faudrait se libérer, en perçant cette bulle pour faire entrer la lumière et regagner l’unité. C’est l’Œuvre au noir des alchimistes. Eux font ça avec un clou, Jean-Baptiste pourrait bien opérer avec son index… Cette idée d’un retour à l’unité – héritée de l’Antiquité – se retrouve dans le mythe de l’androgyne. Cette théogonie nous raconte que les humains doivent retrouver leur nature originelle, celle de l’être complet à la fois mâle et femelle. Le visage androgyne de Jean-Baptiste pointant le ciel n’est pas sans évoquer la direction à suivre. Certains curieux s’attarderont peut-être sur l’autre main du baptiseur, celle qui pointe sa poitrine. Plus discrète que l’index, elle pose aussi question. Jean-Baptiste se désigne-t-il ? En regardant ses deux mains, on pourrait lui faire dire : « D’abord moi, ensuite Lui ». Jean-Baptiste serait peut-être

la lumière d'un sourire

"Saint Jean-Baptiste” léonard de vinci (1516) – le louvre abu dhabi

une étape intermédiaire, un passage obligé avant la grande montée et le retour à l’unité, un poste-frontière entre les ténèbres et la lumière... D’ailleurs, son bras sorti du noir pointe sa carcasse avec deux doigts, alors que son seul index pointe la lumière… Symboliquement, Jean-Baptiste vient purifier les corps. Il lave nos salissures accumulées au contact des autres, pour purifier notre mental. Sa peau de bête – pile sur l’entre-deux – renvoie aux instincts de troupeaux : pour sortir du noir, pour s’élever et s’extraire des méandres de l’ego, prière de s’affranchir du regard des autres. Une fois le mental purifié, on pourra alors accéder à l’étage du dessus, à l’état supérieur : la lumière, l’état de conscience ou Dieu. C’est selon… Cette ascension est figurée par ce génial jeu de mains qui dessine une spirale. Les regards optimistes vont naturellement sortir des ténèbres vers la lumière. Pourtant, Jean-Baptiste reste à la frontière. Et sur cet entre-deux, il nous fait son petit sourire en coin. S’agirait-il d’une mise en garde ? En réalité, la spirale peut être lue dans les deux sens… À chaque instant, ne sommes-nous pas tentés de faire parler notre ego ? Dès lors que l’on voudra briller plutôt qu’éclairer, la spirale de Jean-Baptiste pourrait bien nous refaire glisser dans le noir.

la lumière d'un sourire

"Saint Jean-Baptiste” léonard de vinci (1516) – le louvre abu dhabi

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Aujourd'hui, une femme et une enfant... Où sont-elles exactement ? Dans la rue ? Dans un jardin ? Ont-elles raté leur train ? Banale scène de vie du XIXème siècle, instant suspendu, ou critique de la bourgeoisie ? Comme un long silence, au bord des voies, voici deux crinolines complémentaires qui posent en plein air. L’une est plus âgée, bleu foncé, parfaitement indifférente au spectacle de la locomotive. Assise à gauche du cadre, elle nous fait face, toute chapeautée de noir et de fleurs. Ses cheveux roux sont détachés. Sur ses cuisses : un chiot endormi, un éventail, un livre. Du Zola ? La Bête humaine ? La vapeur qui traverse le tableau indique le sens de lecture. Les pages sont épaisses, s’ouvrent comme la dentelle des manches de la robe. La femme interrompt sa lecture à l’instant... celle-là nous fixe avec une assurance bien campée et des joues rougies. Qui est-elle ? La mère, la grande sœur, la cousine, la plus si jeune fille au pair ?Sa petite voisine est agrippée aux grilles, comme au cirque Fernando. Bras en l’air, elle rêvasse, absorbée par les vapeurs d’un train. Le manège des tchou-tchou et les tourbillons de fumée fascinent autant que les acrobaties de Miss Lala à dos de cheval. La spectatrice doit avoir entre cinq et sept bougies. Pour sa promenade de l’après-midi, elle a passé une robe en taffetas de soie. Elle se tient de dos, debout, toupie élégante. Ses cheveux sont attachés par un serre-tête, la nuque est dégagée, claire comme une dragée. Bout de chou innocent, derrière les barreaux. Évasion en cours. Pas besoin d’ailes pour voler comme un ange, les boucles d’un ruban bleu ciel suffisent à la faire flotter au-dessus des nuages.

un écran de fumée

"Le Chemin de fer” édouard manet (1873) National Gallery of Art, Washington

Le train est déjà passé, seules ses vapeurs sont à la traîne. Le sifflet des machines doit se dissiper lui aussi. Il n’aura pas réveillé le petit chien. Indiquant que nous sommes en septembre, une grappe de raisins est posée sur le parapet-frontière, symbolisant la jeunesse, le passage, mais aussi la futilité de la vie. Sur la droite, un balcon avance son garde-corps aux croisées de fer. Des feuillages coiffent cette partie du tableau. La gare ne doit pas être bien loin. À gauche ou à droite ? Qui sait... De l’autre côté de la voie et des fumerolles, au fond du tableau, on distingue des éléments de centre-ville, linteaux massifs, frontons sculptés, balustres aux fenêtres. Le décor est plutôt riche, élégant et cosy... certains citadins d’aujourd’hui reconnaîtront leur immeuble. Mais que liront-ils dans le regard de cette dame qui nous toise ostensiblement ? Édouard Manet peint "Le Chemin de fer" en 1873, en partie dans le jardin de son ami Alphonse Hirsch qui est au croisement des rues de Rome et de Constantinople, face aux quais. Il peaufine la toile à son atelier, situé au 4 de la rue de Saint-Pétersbourg, à deux pas de Saint-Lazare. Manet présente sa toile au Salon de 1874. Lui qui tient à la reconnaissance officielle ne sera pas déçu : son train sera sifflé, plutôt deux fois qu’une. Le Tintamarre du 10 mai 1874 rebaptise la toile en "Chemin de fer pour Charenton", une rallonge moqueuse qui mentionne la ville hébergeant un asile d’aliénés. On reproche à la toile sa composition incohérente, ses plans comprimés, son exécution sommaire. Que penser du "Chemin de fer" ? Qu’ont à nous dire les voies silencieuses de Manet ? Sont-elles si impénétrables ? Au bord du Chemin de fer, nous

un écran de fumée

"Le Chemin de fer” édouard manet (1873) National Gallery of Art, Washington

sommes à Saint-Lazare, vraiment ? Ça pourrait être n’importe où, n’importe quand. Mais au bord du chemin de fer, le silence est froid. La petite fille s’est détournée, sous hypnose, perdue dans un conte à rebours. En revanche, la rousse nous fixe. Indifférente au manège industriel, elle nous interpelle, nous toise : « En quoi puis-je vous aider ? » Pas franchement invités, les regards s’avancent malgré tout. Si le garde-fou du balcon nous laisse en dehors du cadre – à la fois spectateur et spectacle –, les barreaux du Chemin de fer nous incitent à rejoindre la petite fille. Comme elle, on parcourt les détails en bord de voie, avant de remonter de l’autre côté... car, là-bas, la porte marron en haut à gauche... c’est la porte de l’atelier de Manet. Cette anecdote permet d’imaginer l’artiste planqué derrière les volutes... Et nous qui sommes à ses côtés, nous voilà surpris, en regardeurs regardés… « Un train peut en cacher un autre », nous dit le panneau. Le "Chemin de fer" nous le répète. Dans ce plan, l’évasion est grillée, la perspective partie en fumée. La gare – ce temple du progrès – est hors cadre. Chez Manet, les fumées de Saint-Lazare ne sont pas un prétexte à la capture d’impressions lumineuses, il s’agirait plutôt de sonder nos illusions intérieures. Dans son silence, Manet pourrait bien dépeindre une impasse, avec les visions anesthésiées de sa classe bourgeoise. De 1874 à 2024 : 150 ans d’un voyage intérieur, avec un parfum de terminus qui traîne, comme une note de fond pour mieux interroger notre époque. Après Manet, qui pour sonner un nouveau départ ?

un écran de fumée

"Le Chemin de fer” édouard manet (1873) National Gallery of Art, Washington

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Aujourd’hui, séance de méditation avec, pour support, une toile attribuée à Rembrandt. Des escaliers menant au néant, une cave porte close, une fenêtre brûlante de lumière… Bienvenue dans une peinture sans issue ! Voici une oeuvre mystérieuse à gratter avec des yeux de diamantaire ! La pièce crépite. Entre les trous noirs et les puits de lumière, l’œil arrive à se perdre dans cet espace si réduit. Où sommes-nous ? On devine les marches boisées, les dallages de pierre, les linteaux de briques, les voûtes fatiguées. Au beau milieu de l’architecture indécise, un escalier grimpe dans l’obscurité. La charpente serpente et sépare la pièce. Monsieur est à gauche, côté fenêtre. Voici le philosophe qui profite d’une lumière puissante, contrastant avec le noir profond de certains recoins. Les feux sont rasants, il doit être tôt ou tard. Voûté comme la pièce, le vieux sage ferme les yeux, mains jointes. Roupillon spirituel. Un livre gros comme une Bible est posé sur la table. Derrière lui, une petite porte est fermée. Serait-ce la cave ? Une corbeille en osier est accrochée juste au-dessus. Point central, point sans fuite. Au-dessus du crâne brillant, les marches du colimaçon se déroulent comme un songe. Dans son ascension, le dais psychédélique accroche un panier à provisions et nous entraine vers le plafond, en descendant la tête à l’envers.

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"Le Philosophe en méditation” rembrandt (1632) - musée du louvre

En redescendant les marches, on croise une femme courbée sur les braises d’une cheminée. En marge du puits de lumière, elle pince le fer et tisonne les ombres. Son visage s’éclaire à peine. Une grappe de marmites est accrochée au mur, les reflets de cuivre pointent discrètement. Pendant que Monsieur reçoit la lumière et s’élève, voici Madame qui chauffe la pièce et s’échine. Pas sûr que la charbonnière soit la grande gagnante du casting, elle qui ne figure même pas au générique du cartel. Chose étrange : après un premier tour du propriétaire, l’œil ne parvient pas à quitter la pièce. Et pour cause : entre les lumières chaudes et ardentes à la fenêtre, le trou noir en haut de l’escalier et la porte de la cave fermée, la peinture est bien sans issue. Format intime (28x34 cm), mise en scène silencieuse, escalier en spirale, crâne brillant, clair obscur mystique... le modèle n’est pas tout seul dans son salon. En bon philosophe, le spectateur interroge cette différence, se questionne. Le silence nécessaire à la contemplation est-il possible dans cette cuisine-salon ? Est-il seulement philosophe ? En fait, l’historique de cette petite peinture vient nourrir le doute. Sa première source connue est un catalogue de 1738 qui l’intitule "Tobit et Anne attendant le retour de leur fils". Ce passage de l’Ancien Testament raconte l’histoire de

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"Le Philosophe en méditation” rembrandt (1632) - musée du louvre

Tobit, un vieil Israélite qui vit à Ninive avec femme et fiston. Au début du livre, il devient aveugle après avoir reçu de la fiente d’oiseau dans les mirettes. Plus tard, Tobit-père envoie Tobie-fils recouvrer une dette à Ecbatane. Bien aidé par l’archange Raphaël, Tobie va faire carton plein : il récupère les sous de l’ardoise, rencontre sa future femme Sara et pêche un poisson dont le fiel soignera la cécité du père. En parallèle des aventures du fils, le livre décrit l’attente des parents, un père serein et une mère inquiète jusqu’au retour du fils guérisseur… Alors qui est ce vieux sage sous le colimaçon ? Un philosophe en contemplation ou un père attendant le retour du fils avec sa femme ? Toutes les narrations sont possibles, rien n’est identifié. Ni le crâne chauve, ni la cuisinière devant l'âtre, ni les marmites incertaines… Au-dehors, Leyde et Amsterdam sont à des années-lumière. Au-dedans, le domestique devient mystique. À défaut d’un philosophe, aurions-nous droit à une réflexion philosophique ? Pour le savoir, il faut se pencher sur la toile et l'interroger. La seule chose qui soit bien visible est l’escalier qui relie deux mondes : travail et contemplation, yeux ouverts et fermés, foyer de cheminée et divine lumière, partiel et infini, formel et informel, mental et esprit. C’est bon, on a compris. C'est la

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"Le Philosophe en méditation” rembrandt (1632) - musée du louvre

vie qui est mise à jour ici. Au beau milieu de notre for intérieur, le colimaçon délié comme un brin d’ADN tente de rassembler matériel et spirituel. Chose étonnante, l’escalier pontife n’invite pas franchement à la remontée, bien au contraire. En tout cas, en haut des marches, c’est l’impasse, le trou noir. Voici l’œil invité à redescendre fissa.Redescendre en soi, c’est peut-être le point commun de Tobit-Père et du philosophe. Tobit, aveugle, a le regard tourné vers l’intérieur jusqu’au retour du fils. Le fiston pourrait symboliser le mental (le numéraire de la dette) qui va bientôt se reconnecter à l’esprit, symbolisé par le paternel. Le philosophe pourrait aussi tenter de surmonter la dispersion de la vie temporelle. Son objectif : libérer l’ego de toute forme terrestre pour retrouver son unité et atteindre la vérité, ce flash venu du dehors. Le cas échéant, la remontée s’effectuera sur la gauche, sous le colimaçon, la tête à l’envers et le cœur léger. Là où les marches descendent et permettent de remonter, là où le temps et l’espace n’ont pas droit de cité, là où les premiers seront les derniers...

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"Le Philosophe en méditation” rembrandt (1632) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Aujourd’hui, c’est une sorcière qui passe à table. Mais que raconte donc cette extra-lucide aux deux visages, enveloppée d’un bleu à glacer les sangs ?Son visage est pâle, livide, sévère. Une juge impassible, dure, distante, sans aucune espèce de compassion. La cape est fermée, l’expression impénétrable. La faute à ce regard bizarre qui déstabilise dans l’instant. Elle est aussi nommée "La Femme à la taie", cette tache opaque qui recouvre la cornée de son œil gauche. Asymétrie bizarre. D’un côté, cet œil fantôme fuyant derrière la nacre salie. De l’autre, un œil archi-aiguisé, stable, qui perce au loin. Jekyll et Hyde squattent le même visage. À bien y regarder, tout part de travers chez cette Carabosse cabossée. Sous la capuche noire, deux moitiés étrangères se sont rapprochées. De part et d’autre, nez, bouche, menton racontent une expression différente. Côté gauche de la toile, la figure est impassible, décidée, lointaine. Le visage est à l’ombre, le voile relevé. Côté droit, le voile est rabattu mais le visage éclairé. Dans ce coin-là, La Célestine nous présente un air sournois et roublard. Face à ce double-je, certains pressentent-ils le mauvais sort ? La borgne nous ferait-elle un clin d’œil de sorcière ? Chez elle, ni bouc, ni lampe, ni procession. Le sabbat se fera en solitaire, sur un fond bleu comme la peur. Les plus téméraires fixeront la Circé bleutée. Inspecteurs attentifs, ils verront que l’œil n’est pas son unique coquetterie : une perle de nacre orne ce visage buriné. Pour autant, la Célestine ne se croit pas belle, elle ne se regarde même pas. Elle scrute les tréfonds d’un bleu nuit, sans étoile filante ni gentil vœu à

ça fait froid aux yeux...

"La Célestine” pablo picasso (1904) - musée picasso

prononcer. La borgne prend des allures de voyante. Que voit-elle hors-champ ? Qu’est-ce qui se joue en dehors de notre vue ? La sorcière extra-lucide nous dépasse, nous donne même l’impression d’être aveugles... Au dos de son tableau, une inscription indique que Pablo Picasso fait le portrait de Carlotta Valdivia, mère maquerelle de la rue d’Avignon, à Barcelone. Plus tard, la toile est baptisée "La Celestina", nom d’une tragi-comédie de 1499 qui se joue entre trois personnages : Calixte, Mélibée et Célestine. Dans cette histoire d’amour anti-courtois, Calixte déclare sa flamme à Mélibée qui le rejette. L’éconduit fait alors appel aux services tarifés d’une sorcière – Célestine – pour conjurer le sort. Au fil de manipulations malsaines, l’entremetteuse entraîne la mort des amants avant d’être assassinée à son tour. Nous sommes en 1904, et rien ne va pour le peintre. Picasso vit sa période bleue, initiée par le suicide de son ami Casagemas en février 1901. Sur les toiles défilent mendiants évidés, aveugles sans horizon, corps marginaux étirés jusqu’à la disparition. La mère maquerelle, étrangement, couve quelque chose d’universel. Pour certains, les pommettes rosées de la sorcière révèlent la période qui s’annonce... Les filles du bordel de la rue éponyme vont figurer une expression nouvelle d’une peur ancrée depuis des années : la syphilis. À l’époque, la maladie est contractée par tous, clients et prostituées. Le sujet hante Picasso. Le voile de Carlotta Valdivia pourrait bien dissimuler le spectre

ça fait froid aux yeux...

"La Célestine” pablo picasso (1904) - musée picasso

de la maladie. La Célestine est une tenancière de maison close. Cette figure tutélaire est reine sacrée en son bordel. Omnisciente, elle voit tout, sonde les désirs qui rampent sur le velours épais des alcôves. Son œil droit affûté est celui d’une voyeuse, d’une pourvoyeuse. Cet œil est précis, fixe, sans nacre. De ce côté-là du visage, on devine la froide intelligence d’une mercenaire qui se joue des pulsions, qui voit à travers l’eau noire de la nuit. Elle transperce les murs, traverse les miroirs, scrute les judas, soulève nos rideaux…À la manœuvre d’un ballet insalubre et morbide, celui des fantômes de la nuit hameçonnés à leur désir, elle offre le plaisir puis la mort. La petite, tout de suite ; la grande, un peu plus tard. Rue d’Avignon, les visites médicales se succèdent, les diagnostics condamnent. Sa figure faussement maternelle met ses filles en danger. Leurre glauque. Elle ne protège pas, elle tue. Son œil opaque, c’est l’œil de la mort. Une mort au sourire vicieux dans cette partie-là du visage où le voile est rabattu. Sous la corne salie, l’iris malade semble scruter la nacre avec envie. D’habitude, la perle est offerte à l’être choyé… Bijouterie cynique. Par ici, l’amour est mort. Le seul attachement qui anime la sorcière est pécuniaire. Pas bien glorieux, tout ça... Alors pourquoi ce cyclope à la sauce barcelonaise nous fascine tant ? À défaut de tenir un miroir, la sorcière bleue pourrait bien être le nôtre, non ? Le miroir de nos fantômes affamés et destructeurs. Notre capacité à user de la ruse, à mentir, à détruire pour nous servir… On pourrait toujours faire vœu du contraire mais sous la voûte funeste de La Célestine, les étoiles se défilent...

ça fait froid aux yeux...

"La Célestine” pablo picasso (1904) - musée picasso

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Dans cette toile de Claude Monet, pas de ploufs en famille sous le soleil, pas de promeneurs du dimanche. Avec "Les Déchargeurs de charbon", c’est une certaine vision du travail qui entre en Seine : la cadence effrenée de la modernité.La toile nous dévoile des colonnes de fourmis à contre-jour défilant sur un podium précaire. Les planches sont fines, jetées entre berge et barge, entre barge et berge. C’est selon. Certains vont, d’autres reviennent, tous en file indienne. Les silhouettes funambules se coltinent la houille comme des ombres indéfinies. On remplit sa panière à ras bord, on est chargé comme une mule, l’échine courbée, on fait gaffe à ne pas tomber. Puis on décharge l’anthracite vers les charrettes stationnées hors-champ. Et après ? Bah, on y retourne, panier renversé sur la tête ; on récupère, on se détend un peu — mains dans les poches, avant de replonger la panière (premier plan). Cinétique ouvrière où les coltins noirs s’enchaînent comme des croches sur un rythme éreintant. Où charbonnent-ils d’ailleurs ? Au bord de la Seine, de l’Escaut ou de la Tamise ? Elles viennent d’où, les péniches ? Des mines d’Anzin ou du Lancashire ? Où que l’on soit, l’eau scintille sans joie. Il fait froid, il fait gris, comme un lundi. Un pont traverse le fleuve. Ses piliers sont en pierre, l’armature en fer : dentelle costaude. Elle porte charrettes et passants qui profitent d’une vue plongeante sur les Déchargeurs.

sur un rythme de barges

"Les déchargeurs de charbon” claude monet (1875) - musée d'orsay

L’immense bras de fer offre un second cadre au tableau. Mais pour dépasser ce pont et voir au loin, il faut bien faire le point. La faute à un brouillard grisâtre qui trouble les motifs, oblige à la devinette. Y’a quoi là-bas ? Les berges se perdent : au lointain, un autre pont, gris sur gris ; et sur la droite, les cheminées d’usines sans filtre crachent leur épaisse fumée. Ici la qualité de l’air est incertaine. Signature de chaudières nourries au charbon qui propulsent des pistons, activent des vilebrequins, peut-être des hauts-fourneaux qui liquéfient le fer et l’acier. Sur cette carte postale brumeuse de révolution industrielle, le motif des travailleurs affleure. Et si on creuse un peu, on trouvera quoi ? Une certaine vision des conditions de travail des ouvriers ? Faut voir. Monet représente ici des motifs de modernité, mais sa toile ne vise pas le documentaire technique, ni la critique sociale. Ceci dit, ses impressions fugitives, ses subtils jeux de lumière teintent une réalité... les déchargeurs ne font-ils pas penser à des Sisyphe condamnés à rouler leur houille à perpétuité ?Sur cette veduta banlieusarde, la tâche est le motif. Voici le carnaval bleu gris du travail qui entre en Seine pour une répétition générale, du matin au soir. Les Déchargeurs de Monet sont des acteurs indéfinis, interchangeables. Qui pour distinguer Gaston, Victor ou Albert ? Tous sont des Charlot avant l’heure, déjà pressés par la cadence de la modernité. Ce ballet d’anonymes perchés au-dessus de l'eau n'est qu'un

sur un rythme de barges

"Les déchargeurs de charbon” claude monet (1875) - musée d'orsay

maillon d’une chaîne plus grande, animée hors cadre par des collègues inconnus. Avant eux, les piqueurs de Douai ou d’Anzin attaquant la houille ; après eux, les ouvriers de Goüin (ou bien d’autres) qui s’apprêtent à disposer le coke sous les chaudières des Batignolles pour faire plier le métal.D’ailleurs, c’est le pont d’Asnières-sur-Seine qui coiffe le tableau, soit 160 mètres de fer étirés par les ateliers des Batignolles, 25 ans plus tôt. Une belle envergure pour le génie industriel français qui déploie ses ailes au-dessus des déchargeurs. Ce spectacle nous présente une collaboration de milliers d’ouvriers capables de sortir de terre des œuvres qui les dépassent.Ponts, viaducs, tunnels, écluses sont appelés ouvrages d’art. En fait, c’est surtout l’ouvrage d’art de l’ingénieur — cet artiste qui dessine et conçoit la forme, qui anticipe la charge et son impact. L’ouvrier n’est qu’une ressource discrète, partielle, éloignée de la finalité. Les Déchargeurs sont-ils seulement conscients de leur rôle dans la conception du pont qui les surplombe ? Pas dit ! Depuis que la modernité a changé leurs statuts, ils manquent un peu de visibilité... Avant, ils étaient agriculteurs ou tisserands indépendants, maîtrisant leur oeuvre... Comment pourraient-ils reprendre la main ? Les poètes hors-sol les inviteront à déposer la panière, à saisir un morceau de charbon pour le sculpter à leur manière. Faudra pas oublier de signer : Gaston, Victor ou Albert...

sur un rythme de barges

"Les déchargeurs de charbon” claude monet (1875) - musée d'orsay

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Appelée aussi "Le Christ en raccourci", voici l'une des œuvres les plus dramatiques, révolutionnaires et choquantes de la Renaissance et de l'histoire de l'art. Un tableau empreint, aussi, d'une grande humanité. Car le Christ est ici extraordinairement humain : un cadavre froid et figé à peine descendu de la croix, plutôt que le fils de Dieu attendant la résurrection. Allongé sur une plaque de marbre rouge, il a été préparé pour l’enterrement, grâce au pot d’onguent (visible en haut à droite). A peine couvert par son linceul à l’exception de ses jambes, tout le reste de son corps est laissé à découvert. Le spectateur peut ainsi observer les marques des blessures laissées par les clous, qui ont percé et lacéré la peau des mains et des pieds. Sur le côté gauche du tableau, trois personnes en deuil, au visage ridé, versent d’abondantes larmes : Saint Jean, qui pleure les mains jointes, la Madone, qui s’essuie les yeux avec un mouchoir, et une femme derrière elle, probablement Marie-Madeleine, que l'on distingue peu, qui ouvre la bouche de désespoir, (de là viendrait l'expression "pleurer comme une madeleine"). Mais peut-être qu’au-delà des personnages, les véritables protagonistes de la toile sont deux éléments : la lumière et la perspective. La lumière vient de la droite et fait ressortir les plis rigides du linceul, en créant de forts contrastes avec les ombres, de sorte que notre attention est amenée à se concentrer uniquement sur les détails les plus crus du tableau, à commencer par les plaies de Jésus elles-mêmes : c’est une lumière qui a presque une finalité narrative et qui contribue au drame et à la participation émotionnelle du spectateur. Pareil pour la perspective. Mantegna est l’un des plus grands maîtres de l’illusionnisme perspectif. En rupture totale avec la tradition, on teste ici

sacré raccourci !

"Lamentation sur le Christ mort” Andrea Mantegna (1475) - Pinacoteque, Milan

un angle d'approche que personne n’avait jusqu'alors osé : c’est comme si on entrait dans la pièce dans laquelle le corps a été transporté et que l'on voulait faire de nous des témoins directs de ce qui se passe, en nous plaçant devant le Christ, pour le voir de face, avec un point de vue légèrement surélevé. Selon les règles de la perspective acquises jusqu'alors, on devrait voir les pieds en gros plan et, dans le fond, la tête plus petite. Cependant, ici, et c'est nouveau, la perspective utilisée fait illusion : le corps du Christ n’apparaît pas déformé. Ses talons touchent le bord inférieur de l'image et sa tête repose presque sur le dessus. Dans un tel placement du corps sur la toile, il n'y aurait rien d'étonnant s'il s'agissait d'une figure située frontalement - debout ou assise. Sauf qu'ici, le corps se trouve couché perpendiculairement à l'axe horizontal, d'où une réduction de perspective extrêmement nette en choisissant un point de vue très bas.La nature statique du corps est encore renforcée par une série de lignes verticales et horizontales dans la peinture. Les verticales comprennent la position du cadavre, notamment ses bras et ses jambes, et le bord droit de la table. Les horizontales sont visibles dans l’axe gauche / droit du coussin, le flux gauche / droite du linceul et le bord inférieur du tableau. Ces lignes renforcent le calme et l’immobilité du Christ. Pour autant, Mantegna crée ici une illusion de mouvement, de vie. Marie en pleurs se tamponne les yeux avec un mouchoir ; le linceul humide et sanglant, qui colle au corps, tourbillonne dans la moitié inférieure du tableau. Même les cheveux du Christ ont une apparence sauvage. Il remplit une majeure partie du tableau, ne laissant d’autre choix que de

sacré raccourci !

"Lamentation sur le Christ mort” Andrea Mantegna (1475) - Pinacoteque, Milan

s’attarder sur son visage, notamment. Un visage qui est représenté déformé et imprégné de douleur, mais paradoxalement serein. Apaisé, presque. Cet apparent mouvement contribue à créer une tension qui attire notre regard, tout comme les éléments visibles uniquement en seconde lecture : les visages en pleurs ou la fiole d'onguent. C’est en suscitant une sincère émotion fatalement humaine que ce tableau se distingue des autres représentations du Christ, où il est habituellement peint comme un « Dieu », tout-puissant, même dans la mort et l’adversité. Un tel résultat n’est possible que par une très grande maitrise de l’anatomie, en premier lieu, accentuée par la précision des détails : le thorax du Christ, ses rides, les trous dans les mains et les pieds, la plaie provoquée par la lance sur le flanc, les parties génitales placées pile au centre de la toile... Et les couleurs ternes et froides amplifient avec réalisme le coté morbide et dramatique : l’humanité du Christ est renforcée par une composition somme toute ordinaire, qui illustre une souffrance véritable... souffrance connue de tous, finalement. De ce fait, aucune place n'est laissée à la rêverie ou à la rhétorique religieuse... Le réalisme de Mantegna fait fi de tout idéalisme et est dominé par un sentiment poétique exalté pour la souffrance et la passion du Christ : ici se dévoile le sens tragique de l'Histoire et du destin de l'homme, toujours pris entre le bien et le mal, la vie et la mort. Cette toile concerne la physionomie banale de la mort – la fin de la vie terrestre. Un fait et une perspective qui ne sont soulagés que par la foi en Dieu et la vie après la mort... Ici est peut-être le message clé de Mantegna ?

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"Lamentation sur le Christ mort” Andrea Mantegna (1475) - Pinacoteque, Milan

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Invitation, aujourd’hui, au voyage de noces de Berthe Morisot, artiste libre et figure majeure de l’impressionnisme. Que voir dans le cadre ? La perspective des genres… renversée. Voici Eugène Manet – frère du peintre – planté dans la sitting room d’un cottage de l’île de Wight. Il est en voyage de noces avec Berthe Morisot, qui le fait poser en homme au foyer. Monsieur est élégant. Tout vêtu de blanc, canotier vissé sur la tête, corps et visage retournés, il s’appuie sur le dossier d’une chaise pour, confortablement, profiter de la vue sur le port de Cowes. Pour mieux goûter l’air marin, Eugène a relevé le montant de cette fenêtre guillotine qui donne à la pièce son léger accent british. Une sacrée lumière baigne à l’intérieur. Dans le cocon nacré, les blancs argentins serpentent partout : sur la veste de Monsieur, les boiseries et les mousselines. Profitant de l’agitation, la nature s’est invitée dans le salon. Dissoute sur les rideaux aux imprimés végétaux, elle fait aussi une apparition en pointillés sur les motifs du papier peint, rouges comme les pétales des fleurs alignées plus haut. Cette triplette de pots de fleurs fondue avec les pousses du jardinet invite tous les regards à prendre l’air. L’échappée belle est doublée par un enchaînement de lignes noires. Rebords de fenêtre, barrière du jardinet, coques des navires… Rien ne viendra perturber ce rythme d’horizontales progressant vers le front de mer, pas même le ruban noir du canotier d’Eugène, qui prolonge la ligne dessinée par le montant de la fenêtre. Sur le quai de Quenn’s Parade, une

toutes femmes dehors !

"En angleterre” berthe morisot (1875) - musée marmottan

petite fille nous tourne le dos et profite du spectacle offert par le port de Cowes, célèbre pour ses régates. Devant elle, un bateau à vapeur crache d’épaisses fumées noires parmi les voiliers dénudés. Une élégante en chapeau accompagne la fillette. Son ombrelle est repliée, il doit être encore tôt dans la journée… Qui est-elle ? mère ? tante ? une lumineuse inconnue qui va simplement la croiser ? Eugène la suit du regard… En voyeurs malchanceux, il nous est impossible de découvrir ce visage découpé par le montant de la fenêtre guillotine. Berthe Morisot et Eugène Manet se sont dit « oui » en décembre dernier, rapprochant deux clans bourgeois liés par l’amitié et la peinture. Il y a plus de dix ans, Berthe rencontrait Édouard Manet au Louvre, futur conseiller et beau-frère. À l’époque, Berthe travaillait avec sa sœur Edma, artiste reconnue elle aussi. Seulement voilà, entre temps, Edma s’est mariée et a déposé les pinceaux. Encouragée par son époux, Berthe poursuit sa carrière en exposant sous son nom de jeune fille. Eugène, bienveillant, ira accrocher les tableaux de sa belle. Son mariage n’est pas le seul engagement notable de l’époque pour Berthe Morisot, qui sait s’entourer pour faire progresser son art. Il y a presque un an, elle rejoignait la Société Anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs avec Claude Monet, Auguste Renoir, Camille Pissarro et Edgar Degas. En avril 1874, elle participait, avec une vingtaine de toiles, à la première exposition impressionniste. Fini le Salon officiel, la voici en figure de proue d’une bande d’artistes "dégénérés", "anarchiques", qui défrise

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"En angleterre” berthe morisot (1875) - musée marmottan

les chroniqueurs académiques. Édouard Manet et Edgar Degas la mettront pourtant en garde, mais l’artiste émancipée sait là où son art doit s’exprimer. Berthe Morisot n’en finit plus de s’affranchir des tutelles passées, tout comme sa peinture qui se détache progressivement des influences d’Édouard Manet, son beau-frère. La période est encore à la transition. Les noirs composent toujours ses toiles, mais partout les blancs argentins et les tonalités claires s’affirment. Voici venir la marque de l’artiste, lumineuse signature. La peinture de Berthe Morisot illustre les convictions de cette affranchie. À son époque, les femmes restent le plus souvent cantonnées à l’univers domestique. Avec Eugène Manet à l’île de Wight, les choses changent. Cette fois-ci, Monsieur est privé de sortie. Sorry sir, ladies first. Condamné au rang de spectateur, Eugène dispose d’un maigre point de vue sur l’extérieur. Mais sommes-nous mieux lotis ? La fillette nous tourne le dos et le visage de la femme nous est interdit, le battant de la fenêtre lui tombant pile dessus. Quelques-uns tenteront bien de se baisser pour deviner ses traits, mais sans succès... ce n’est que de la peinture. Berthe Morisot s’amuse avec les cadres de sa composition, parcourue par un canevas de points de vue à sens unique. Nous pouvons seulement voir Eugène, mais Eugène n’a d’yeux que pour cette dame au-dehors, qui surveille l’enfant. Placée face au front de mer, la fillette, elle, semble uniquement absorbée par le panorama devant elle. Les plus curieux resteront un instant sur le front de mer, animés par une impression de déjà-vu… oui, "Le Chemin de fer" de

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"En angleterre” berthe morisot (1875) - musée marmottan

Manet : ce n’est pas la première fois qu’une petite fille accompagnée d’une femme plus âgée nous tourne le dos ! La barrière du jardinet du cottage de l’île de Wight n’est pas sans évoquer les grilles de Saint-Lazare, sans même parler de ce bateau qui crache autant de fumées qu’une locomotive sifflant son départ… Pourtant, un détail remarquable distingue les deux points de vue : chez Édouard Manet, la petite est placée derrière les barreaux... Chez Berthe Morisot... elle est de l’autre côté, libre comme l’air du grand large ! A bien y regarder, les espaces dépeints par Berthe Morisot sont souvent des seuils, des espaces liminaires où l'intérieur est ouvert vers l'extérieur et en lien avec lui.Morisot affectionne les balcons, fenêtres, vérandas et jardins d'hiver, particulièrement mis à l'honneur par l'architecture domestique de la seconde moitié du XIXeme siècle.Elle privilégie ces lieux de perméabilité entre extérieur et intérieur, indéterminés, à une époque où, précisément, les espaces se différencient sexuellement et se spécialisent au sein de la maison selon les usages et rituels sociaux. De nombreux historiens y ont vu l'expression du cantonnement des femmes à la sphère domestique, l'accès à l'espace public étant limité pour les femmes "convenables" et la rue vue depuis le cocon protecteur de l'intérieur... « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égale à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je le vaux » disait Berthe Morisot...

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"En angleterre” berthe morisot (1875) - musée marmottan

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

haut en douleurs

"la mort de la vierge” caravage (1606) - musée du louvre

Une Vierge Marie interprétée par une prostituée repêchée dans le Tibre, une Dormition hyperréaliste... Refusé par son commanditaire, ce tableau peint par Caravage en pleine Contre-Réforme ne serait-il que douleur et désespoir ?Aujourd’hui, la Vierge est morte. Un bras lui en tombe, l’autre est posé sur son ventre, matrice sacrée. Par ici, aucun nuage, aucun ange nu. Le regardeur va y laisser des plumes. Dans cette pièce sans issue, un trait de lumière nous conduit forcément vers le visage de la défunte, posé sur un coussin fatigué. Coiffée d’une très fine auréole, elle semble apaisée. Une couverture brune recouvre sa robe carmin. Son col est dénoué, sa mort sensuelle. Pourtant, la bière est minimale : la dépouille est déposée sur une planchette aux minces piètements de fer. Marie a les pieds à l’air. Chez Caravage, l’ambiance est pâle, et sans marbre. Dans son décor boisé, les larmes sont chaudes, intimes.Autour du corps, on ne peut pas y croire, on ne veut pas la voir. Au tout premier plan, une femme est courbée, tête sur les genoux. Sa nuque éplorée capte la lumière pour nous renvoyer vers le visage de la défunte. De l’autre côté de la bière, deux hommes sont penchés sur elle. L’un se tient la main à la gorge, étouffé par les sanglots. L’autre – poings sur les yeux – ne retient plus ses larmes. Au-dessus du visage de la Vierge, un penseur est plongé dans le vague. Repasse-t-il des souvenirs ? Ressasse-t-il des regrets ? Derrière lui, une silhouette quitte les lieux. Au fond, sur la gauche, un groupe discute et semble

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"la mort de la vierge” caravage (1606) - musée du louvre

effrayé : que vont-ils devenir ? Un grand drapé rouge recouvre la scène. Le sujet quasi autonome occupe la moitié de la toile, dans sa hauteur. Son mouvement étrange s’élève puis retombe, sans doute fixé par une punaise hors-champ. Le dais de sa majesté la Vierge transfigure l’humeur, pesante. Le drap s’abat sur la pièce, comme la tristesse dégoulinante des poitrines. Faussement désinvolte, le drap pointe un crâne aux bras croisés. Celui-là ne pleure pas. En pleine réflexion, presque sceptique, il fixe la Vierge et s’interroge. Son voisin à droite est statufié bouche ouverte, main en l’air. Ces deux-là sont-ils les seuls à avoir vu la fine auréole de la Vierge ? Y aurait-il autre chose qui échapperait aux voisins abattus ?Caravage peint la Mort de la Vierge vers 1606, à Rome. Dans les églises de la ville, l’art diffuse l’esprit de la Contre-Réforme : modèles simples et humbles, retour à la dévotion des premiers chrétiens, affirmation du culte de Marie, pédagogie des images. Le commanditaire du tableau est Cherubini. Cet éminent juriste du Vatican assure le patronage de la chapelle de l’église Santa Maria della Scala située dans le quartier populaire du Trastevere. Il faut décorer le lieu de vie des carmes déchaussés qui font vœu de pauvreté. C’est Cherubini lui-même qui rédige le contrat dans lequel Caravage s’engage à peindre le passage de la Bienheureuse Vierge Marie. Le transitus – aussi appelé Dormition – figure l’instant qui précède l’Assomption. L’idée à illustrer

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"la mort de la vierge” caravage (1606) - musée du louvre

est simple : la Vierge est morte sans souffrir, dans un état de paix. Souvent, la composition présente deux Marie. L’une est sur Terre – allongée mains en prière, vêtue de bleu et entourée par les apôtres. Son visage est heureux et inaltéré. L’autre est dans le ciel, son âme est figurée en nourrisson, emmaillotée dans les mains du Christ. En général, des anges et des nuages viennent adoucir l’ambiance. Chez Caravage, rien de tout ça, a priori. Côté commanditaire, cette version pose un sacré problème de transitus. Cherubini va refuser la toile. Sans doute projetait-il une Dormition bénie-oui-oui ? Autre souci : le modèle, dit-on, serait une prostituée du Trastevere noyée dans les eaux du Tibre. La rumeur est fondée, aucune femme honorable n’étant autorisée à poser pour les artistes. La Sainte-Maman serait donc une putain... Paradoxalement, ce choix fait sens. À l’époque, l’église Santa Maria della Scala est liée à la Casa Pia, un établissement qui remet dans le droit chemin les prostituées et les jeunes filles en danger. Quand on sait que l’esprit de charité de l’époque consiste à voir le divin dans le regard des plus démunis, le casting de Caravage se justifie. Mais pour les moines... ça ne passe pas ! Disposer une horizontale de taverne sur une bière mariale, c’est la goutte d’eau. Le refus de la toile peut se comprendre : à bien regarder le visage de la défunte, ses traits jaunis filent un peu de travers. Son ventre est gonflé, ses chevilles aussi. Cette Marie-là aurait le corps gorgé d’eau du Tibre ? Elle paraît

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"la mort de la vierge” caravage (1606) - musée du louvre

bien peu sacrée : rouge partout, bleu nulle part, auréole trop fine… Entre les carmins sanglants et sanglotants, Caravage dépeint l’abattement général. Au premier plan, ce serait Marie Madeleine. La patronne des « femmes perdues » n’a jamais semblé si perdue... De l’autre côté de la bière, ce pourrait être Jean qui pleure, poings sur les yeux. Comment susciter l’espérance au «tout-venant» quand les premiers apôtres sont effondrés ? Ce deuil hyperréaliste dévasterait les croyants !Cette version, très originale, invite à dépasser la douleur. Pour nous faire avancer, l’artiste fait retomber le grand drapé rouge pile sur la tête de cet apôtre perplexe, qui pourrait bien être Pierre. Avec son voisin (Paul ?), ils sont les seuls à fixer la Vierge. Ce duo nous invite à requestionner l’impression première. Face à Marie, Pierre et Paul n’ont pas la même expression. Le premier cherche à comprendre, bras croisés. Le second s’étonne, main tendue, bouche ouverte, comme s’il venait d’avoir un flash. Qu’ont-ils vu ? Pour avoir une réponse, il faut regarder la Vierge en face, comme Pierre et Paul. Si on regarde bien, l'asymétrie de son visage surprend : son nez part de travers, sa bouche zigzague. Les regards curieux distingueront alors deux parties au visage : l’une en bas dans l’ombre, l’autre en haut en pleine lumière. Les deux Marie apparaissent. De quoi la dévisager, de quoi la réenvisager. Du côté obscur, la lèvre tombe, la paupière est gonflée. Du côté lumineux, le visage sourit, délicat et rassurant. Caravage nous propose ici son goût du néant : une Vierge mi dolorosa, mi dolce vita. Avec ce sourire d’ange, l’abattement terrible cède la place à une joie rassurante. Marie semble léviter, pieds en l’air, étendue sur sa bière suspendue. En fait, elle pourrait bien mettre les voiles, la main sur son ventre gonflé. D’ailleurs, le grand drapé rouge ne tombe pas, il est soulevé à l’instant par un souffle sacré...

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Aujourd’hui, poussons la porte du "Café à Arles", peinte par Gauguin durant ses années mouvementées de colocation avec Van Gogh. Attention, la « fée verte » rôde et déteint sur les visages…Bienvenue au bistrot, ouvert toute la nuit. Une sacrée gueule nous accueille, découpée sur un fond vermeille. Moue indéfinie, anguleuse, presque masculine. Le nez et les oreilles sont étirés par les années. Ses joues de cuivre reflètent des pointes de rouge, de vert. Le cerne noir souligne un sacré caractère. Elle porte sa tête, poing sur la figure, comme un Docteur Gachet travesti en arlésienne. Madame est vêtue d’un costume traditionnel avec une longue robe noire et plastron de dentelle. Un fichu recouvre l’onde de ses cheveux.La figure intrigue. Elle semble être à la fois désabusée, fatiguée, ennuyée et un brin moqueuse. La faute à ce regard malicieux doublé d’un sourire pincé. Les mirettes de l’arlésienne fuient vers la gauche. Fixe-t-elle un miroir pour surveiller le fond du tableau ? Madame est seule, absente, face à l’absinthe. Tout le nécessaire est étalé sur sa table : verre à pied et carafe en verre bleu, cuillère et morceaux de sucre… Une vraie nature morte pour oiseaux de nuit. Le feutre émeraude d’un billard sépare l’arlésienne du reste de la toile. Derrière elle, il est très tard. Un absinthé s'est écrasé sur

des vertes et des bien mûrs

"le café à arles” paul gauguin (1888) - musée pouchkine, moscou

les marbres bleus ; son voisin de gauche se tient raide, face au vide. Trois femmes sont attablées aux côtés d’un barbu, les châles et les visages multiplient les triangles. Un cadre rouge est accroché au mur vermeille. Au-dessus de cette géométrie sans perspective, les lampes à gaz sont faiblardes. Pourtant, les volutes de fumée se devinent et se faufilent entre les fantômes de la nuit, comme un songe qui rejoindrait l’Arlésienne. Gauguin a 40 ans lorsqu’il part retrouver Van Gogh à Arles. Il arrive de Pont-Aven où il capture le sauvage breton avec sa clique synthétique : Bernard, Sérusier, Schuffenecker… Il est aussi proche de Van Gogh qui est à Arles depuis 2 ans. Lui aussi veut faire école dans le sud, regrouper du monde. En attendant, on envoie des autoportraits avec les dédicaces aux copains : « à mon ami Paul » – « à mon ami Vincent ». Amitiés à intensité variable. Si Vincent admire Paul, l’inverse est moins évident. Les correspondances traduisent une distance, pas seulement physique. Des enjeux de trésorerie pourraient bien motiver Gauguin à rejoindre Van Gogh, dont le frère est Théo, marchand d’art renommé. Les retrouvailles du 21 octobre 1888 amorcent deux mois de colocation à la Maison jaune. Les deux maîtres profitent du grand air et du plein soleil pour brosser des sujets communs.

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"le café à arles” paul gauguin (1888) - musée pouchkine, moscou

Vincent emmène Paul aux Alyscamps, dans les vignes rouges et les cafés de nuit habités par les figures de la ville. On y croise le maître de poste Roulin, le zouave et bien sûr Madame Ginoux, tenancière du café de la gare place Lamartine. Malheureusement pour Van Gogh, Gauguin n’aime pas Arles. Les couleurs, le mistral, les Arlésiens lui filent le mal de Pont-Aven. Parfois, sa Bretagne chérie ressurgit et, dans les vignes, voici les ouvrières coiffées comme des Bigoudènes... Les toiles révèlent les écarts d’humeur entre les deux colocs agités. Au jeu des sept différences, les cafés de nuit sont éloquents : chez Van Gogh, la solitude scintille, le mal-être brille et laisse entrevoir une porte de sortie dorée. Que dire de la version de Gauguin ? Les fins psychologues de comptoir se feront leur idée. Contrairement à Van Gogh, Gauguin prend du temps à dessiner. Lorsqu’il croque Madame Ginoux, la tenancière s’impatiente dans sa pose interminable. Gauguin rigole, lui répètant sans cesse : « Madame Ginoux, votre portrait sera placé au musée du Louvre, à Paris ! ». Hormis le fait que le tableau sera vraiment accroché au Louvre, l’anecdote pourrait expliquer cette mine fanée. Mais que dire de la

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"le café à arles (Madame ginoux)” paul gauguin (1888) - musée pouchkine, moscou

vision, après l’absinthe, de la mère Ginoux ? Au fond de son café, la lutte est bien finie. Face aux anges abattus, la vieille arlésienne garde les yeux ouverts. Poing sur la joue, point de prière. Avec son regard fuyant, prendrait-elle de haut les naufragés de la nuit ? Gauguin utilise des couleurs vives et une perspective légèrement biaisée pour créer une sensation de profondeur. Le café est peu fréquenté, avec des personnages rendus de manière quelque peu simplifiée, qui se tiennent dans un jeu silencieux soulignant leur solitude ; les clients s'y trouvent dispersés, leurs formes sont moins définies, ajoutant au sentiment d'isolement et d'introspection nocturne. La scène est baignée par la lueur blafarde, jaune et chaude des lampes suspendues, créant un jeu intrigant d'ombres et de lumières... On nous invite en fait à contempler l'ambiance et les dynamiques sociales de ce lieu de rassemblement nocturne. À côté de la vieille Ginoux, Gauguin a placé un verre d’absinthe, fétiche des temps modernes. Celle que l’on surnomme la « fée verte » n’est-elle pas là pour ensorceler les hommes et leur faire oublier leur nature, première ?

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"le café à arles (Madame ginoux)” paul gauguin (1888) - musée pouchkine, moscou

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Aujourd’hui, posons notre œil sur le physique quelque peu hors norme de "La Grande Odalisque" d’Ingres. La voici nue, allongée sur une méridienne d’un bleu mille-et-une-nuits. L’aguicheuse modèle daigne se retourner. Moue incroyable, indéfinie. Qui pour comprendre cette bouche en cœur ? Son regard interpelle, mais le visage coiffé d’un turban brodé d’or reste une énigme. Un jeu d’ombre et de lumière vient perturber son trois-quarts et souligne plutôt un profil inédit. Cette Odalisque montre peu, suggère beaucoup.Son rachis superstar serpente sur toute la diagonale. L’œil du spectateur godille sur ce corps de lait, le long des fesses, sans jamais tomber sur un os. La pente est douce, génialement damée par des lumières imaginaires. Les jambes posées l’une sur l’autre se lient pour nous emmener jusqu’aux talons, ces petits coussinets de velours. Les pointes de pieds nous conduisent vers une pipe à opium, nécessaire de voyage vers un Orient très lointain. Les fumées de cette mini-nature morte caressent le rideau de satin agrippé par la princesse alanguie. Le voile bleu est brodé de fleurs de lys en forme de trompettes colorées. Dans ce flou exotique, les regards s’interrogent. Sommes-nous dans une alcôve du harem de Topkapi ou une chambre libertine du Palais-Royal ? Sur la couche, la grande et

leçon d'anatomie

"La Grande Odalisque” Jean-Auguste-Dominique Ingres (1819) - musée du louvre

longue odalisque a déposé sa parure de rubis. Autour d’elle, les draps s’entassent, se chiffonnent : velours, fourrures, soieries… La déshabillée s’assoit dessus et s’accoude sur d’épais coussins pour relever sa dorsale, l’épine vedette. Ultime détail, et non des moindres : Madame tient un chasse-mouches en plumes de paon. L’accessoire muni d’ocelles complique un peu plus le jeu des regards et ce mystérieux silence. La toile est commandée en 1814 par Caroline Murat – sœur de Napoléon Ier. Avec son général de mari, Joachim Murat, elle trône sur le Royaume de Naples. Voilà huit ans qu’Ingres est à Rome pour peaufiner son style. Les artistes y restent 2 ou 3 ans. Lui, restera 12 ans. Monsieur aime jouer les prolongations, à tous points de vue. Son terrain de jeu favori est le corps de la femme, qu’il étire dans tous les sens. Ingres envoie toutes ses expériences en France, mais sera moqué par un public trop perturbé par ces silhouettes improbables et jugées trop peu académiques.L’artiste qui vit sa trentaine doit grincer des dents, comme un violon échevelé. Il reste en Italie et peint l’Orient, jamais vu, juste lu. Ingres dégaine les stéréotypes qui sont autant de prétextes plastiques. Orientalisme sauce « Montauban » : dans ses bains turcs, les chairs extra-pâles profitent de vapeurs alors

leçon d'anatomie

"La Grande Odalisque” Jean-Auguste-Dominique Ingres (1819) - musée du louvre

imaginaires. Ses lumières ne font pas dans le réalisme. Pas de lumière zénithale précise dans un patio à mi-journée, pas de crépuscule compliqué par les broderies d’un moucharabieh. La leçon d’anatomie du docteur Ingres fait pourtant salle comble. Les étudiants spectateurs débarquent du monde entier pour découvrir son compte-rendu clinique : « Pour la Grande Odalisque, ajout de quelques vertèbres dorsales et cervicales (on n’arrête plus le progrès), rachis cervical en hyperrotation droite, légère flexion antérieure thoracique, épaule en porte-manteau pour éviter des reliefs inutiles, indice de Schober explosé, flexion antérieure de hanche et rotation externe du fémur assez appuyée ». Voici Madame plus stretchée qu’une Vénus du Parmesan. Il faut croire qu’elle résiste bien à la douleur. Son visage reste stoïque. Placé pile entre ombre et lumière, son caractère se double et nous trouble. Il y a quelque chose de froid chez cette charmeuse. Dans les braises de son narguilé brûlerait comme un brin de dédain. La Grande Odalisque joue-t-elle sur tous les tableaux ? En agrippant le voile de satin, elle pourrait bien tenter de se recouvrir. En croisant à nouveau le chasse-mouches, nous ferions bien de nous questionner... ne serions-nous pas les mouches de l’histoire ? Voilà un moment que nos

leçon d'anatomie

"La Grande Odalisque” Jean-Auguste-Dominique Ingres (1819) - musée du louvre

petites mirettes insistantes virevoltent autour de son corps… Les ocelles qui ornent l’accessoire confectionné en plumes de paon sont autant de paires d’yeux posées sur nous. Dans les vapeurs opiacées de l’alcôve, les regardeurs deviennent les regardés. Qui lâchera le premier ? Le volatile paradeur est d’autant bien choisi qu’on lui prête de nombreuses vertus. Pour le naturaliste Buffon, il « serait le roi des oiseaux si l’empire appartenait à la beauté et non à la force ». Les ocelles de ses plumes seraient alors l’occasion d’un discret clin d’œil aux recherches plastiques du peintre. Parfois même, on associe le paon à l’incorruptibilité de l’âme. Du même coup, ses chairs – réputées imputrescibles – feraient écho à cette peau de lait, lisse pour l’éternité... En Orient, une odalisque est une esclave du harem, attachée au service des femmes du sultan. En Occident, elle représente la femme de harem à la disposition de son seigneur et maître. L’objectif du peintre est ici la représentation de la beauté féminine ; dans la douceur d'un lit langoureusement rendu dans le désordre, nul doute que celle-ci n’ignore pas qu’elle est la cible de tous les regards...

leçon d'anatomie

"La Grande Odalisque” Jean-Auguste-Dominique Ingres (1819) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Lisons entre les lignes bien droites du "Pont de l’Europe" de Caillebotte. Embarquement immédiat pour le XIXeme siècle et son progrès à grande vitesse.Nous voici dans le VIIIeme arrondissement de Paris. Le Pont de l’Europe rassemble les rues de Londres, Madrid, Vienne, Liège, Constantinople… Ces artères du quartier Saint-Lazare libèrent la lumière et les parisiens : ouvriers en pause, bourgeois en promenade, soldats en permission. Tous sur le pont, à se croiser indéfiniment pour rejouer les motifs de la charpente de fer. Devant nous, un chien trottine et s’apprête à slalomer dans cette foule qui prend l’air. Un élégant en haut-de-forme se penche vers une dame sous son ombrelle. On s’échange sans doute quelques banalités. Un petit point météo ? C’est vrai qu’aujourd’hui, il fait beau. Un ouvrier accoudé à la rambarde semble moins concerné par le ciel. Lui, regarde d’autres nuages formés par les vapeurs de la gare Saint-Lazare. Tout le quartier est transpercé par ce bouquet de ferrailles qui relie Paris et la Normandie. Une locomotive va bientôt passer : sa cheminée affleure les toits en contrebas. Au même instant, les vapeurs d’une autre Lison s’échappent au centre du pont. Est-ce une arrivée ou un départ ? Nous sommes trop loin pour savoir… Pour profiter du

Au croisement des solitudes

"Le pont de l'europe” gustave caillebotte (1876) - petit palais, genève

spectacle, le Pont de l’Europe offre une tribune imprenable. Avec ses motifs si réguliers, la structure semble battre la mesure. Dans le quartier, il n’y a pas que des inconnus : Monet est rue d’Édimbourg, l’atelier de Manet est rue de Saint-Pétersbourg, Caillebotte est rue de Miromesnil. Tous ces artistes tentent de capter une société éclatée où les transports fusent, les grands magasins grouillent, les cabarets chahutent. Paris est une fête, mais malheureusement tout le monde n’y est pas convié. Progressivement, les inégalités se creusent comme les joues de Germinal… Chose moins attendue : même chez les invités à la grande piste du progrès, le rythme semble trop rapide. La butte Montmartre n’est pas très loin du Pont de l’Europe, mais Caillebotte a choisi de boucher la perspective. Clic clac. Sa composition photographique opte pour un grand angle qui nous fait plonger droit devant. La profondeur de champ est accélérée, le premier plan est élargi. Nous voilà absorbés par une perspective déformée. Zola – qui habite aussi dans le coin – reprochera à Caillebotte son côté froid, trop réaliste, trop bourgeois. C’est sûr, chez Caillebotte, le métal a refroidi, le questionnement aussi. Sur le pont, les croix sont partout : sur la lourde dentelle de la

Au croisement des solitudes

"Le pont de l'europe” gustave caillebotte (1876) - petit palais, genève

passerelle comme sur le plan du carrefour. Sur cette croisée de chemins, combien d’interactions nous sont présentées ? Ici, chacun reste de son côté. À gauche les bourgeois se tiennent près du trottoir, à droite les ouvriers se tournent vers la gare. La mixité sociale ? Pur fantasme. Chacun reste un étranger pour l’autre sur cette guirlande d’indéfinis... Pourquoi la bannière des anonymes se ferait remarquer ? Même le couple bourgeois ne marche pas ensemble, Caillebotte les a détachés. Aucune silhouette n’échappera donc à la solitude. Ignorance polie, distance proche, violence douce. Le chien du premier plan traverse le pont, tout frétillant de bonne humeur. Il est bien le seul. Isolés dans leur bulle bien séparée, les passants de Caillebotte ont l’air plus grave, moins léger. Y aurait-il quelque chose de pourri dans ce royaume moderne ? Tiens, la question se pose sur un pont... En peinture, le lieu symbolise le passage d’un état à l’autre… Vu les mutations du XIXeme siècle, c’est la société tout entière qui se promène sur la toile. « On n’arrête pas le progrès » nous dit l’adage ? Caillebotte pourrait bien questionner cette course folle. Il veut voir plus loin que les vapeurs de Saint-Lazare, cet écran de fumée. Car bientôt, ça sentira le brûlé... Après la locomotive Lison, ce sera la grosse Berta. Aïe. La Bête humaine va faire une dernière croix, sur nous.

Au croisement des solitudes

"Le pont de l'europe” gustave caillebotte (1876) - petit palais, genève

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Voici la dernière oeuvre de Brueghel, qui reflète les choix hasardeux de l’Homme, éternel ignorant face à son avenir ; il dépeint surtout une ribambelle de moutons aveugles en pleine gamelle. Sévère critique de ses contemporains, l’artiste transmet souvent ses réprimandes en usant du burlesque. Ça passe mieux. Surtout à une époque pas si rieuse où les espagnols ultra-catholiques répriment durement les protestants. Sachant cela, on ne comprend d’ailleurs pas bien le choix de Brueghel, cet érudit clairvoyant. Voyons la scène. Pourquoi moquer ces hommes se détournant du chemin de l’Église à une époque où c’est l’Église qui semble se détourner des hommes ? Mince. Voilà encore un chef-d’oeuvre rempli de mystères… Avec un peu de chance, la chute de l’histoire ne sera pas si obscure. « Laissez-les : ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles ; si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous les deux dans une fosse » (Mathieu 15, 14). Bon, soit... laissons choir ces aveugles, tous liés à leur bâton en bois de panurge. Dans la Bible, ces aveugles sont les pharisiens qui se détournent du chemin de l’Église. Un peu sadique, Brueghel les a fait passer juste à côté. Comme dans les Fleurs du Mal, ils ont l’air « terribles, singuliers comme les somnambules, dardant on ne sait où leurs globes ténébreux ». Vêtus de haillons pas si miséreux, ces somnambules

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"La Parabole des aveugles” Pieter Bruegel l'Ancien (1568) - musée du louvre

ont de belles besaces accrochées à la ceinture. Les capes et les bas de chausses leur offrent une promenade confortable dans la belle campagne du Brabant. Ce cortège d’aveugles permet à Brueghel de décomposer la chute. Entre l’éclaireur aux 4 fers en l’air et le dernier qui ne comprend toujours rien, les différentes attitudes reflètent les degrés d’angoisse. Le personnage du milieu – chapeau à la main – doit sentir au bout du bâton la crispation de la chute entamée devant lui. Crispation déjà transmise au voisin de derrière, agrippé à son épaule tremblante. Toutes les cécités sont scrupuleusement représentées : leucome, atrophie des globes oculaires, glaucome mal soigné, etc... La médecine d’alors ne peut pas grand chose. Seul conseil donné mais un peu maigre : se faire souffler dans l’œil par quelqu’un qui a une haleine de clou de girofle. La nature décharnée découvre un horizon serti d’édifices : à gauche, une façade avec un pignon en gradins ; au centre, l’église de Sint-Anna-Pede ; au loin, peut-être un château ou une place forte. La peinture de Brueghel ricane souvent. La tradition folklorique de l’époque se riant de tout, les physiques “baroques” ne sont pas épargnés : nains, boiteux, aveugles ou édentés… Cette tonalité légère n’empêche pas Brueghel de pointer les préoccupations de son temps. Au contraire, ces thèmes lui permettent d’illustrer son

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"La Parabole des aveugles” Pieter Bruegel l'Ancien (1568) - musée du louvre

message. À noter qu’à la fin de sa vie, les personnages sont moins nombreux, plus grands. La composition s’éclaircit. Pourtant, la lecture n’en reste pas moins subtile.Les Pays-Bas d’alors sont dirigés par une main de fer ultra-catholique, celle de la gouvernance espagnole qui veut tordre le cou aux protestants. Luther a fait des émules dans le coin. Celui-là même qui recommande aux chrétiens de se contenter « de leur baptême, de l’Évangile, de la foi, du Christ et de Dieu qui sont les mêmes en tous lieux, sans se soucier du Pape, aveugle chef des aveugles ». Depuis 1566, la main de fer se resserre. Le duc d’Albe – nouveau gouverneur des Pays-Bas – déroule les gammes du tyran : suppression des libertés, purges dans les villages, élévation de forteresses, ouverture d’un Tribunal du sang. De culture catholique, Brueghel garde les yeux ouverts. Teintant sa foi d’une forte pensée critique – tout comme Jérôme Bosch – il penche vers les idées stoïciennes. L’Homme est placé au centre. Face aux joies ou aux défis du destin, ce dernier doit toujours tenter son aventure malgré les menaces. Ainsi, Brueghel raillera ces êtres qui s’empêchent d’avancer à force de planter des barrières dans leurs propres angoisses. Ça ne l’empêchera pas de moquer par ailleurs les vaines luttes de l’Homme cherchant à maîtriser les éléments immuables. L’oeuvre est bien reçue par la gouvernance

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"La Parabole des aveugles” Pieter Bruegel l'Ancien (1568) - musée du louvre

espagnole, bienheureuse de voir ces “pharisiens-protestants” en pleine "fosse" route dans laquelle ils tombent. Pourtant, au-delà de cette gamelle trop évidente, Brueghel invite à gratter l’envers du décor. Les interprétations sont infinies. Par exemple, certains observateurs voient en l’arbre mort planté devant l’église le reflet d’une pensée desséchée, celle de ces prêcheurs expédiant au Tribunal du sang ceux qui ne pensent pas comme eux. On pourra aussi voir dans ces aveugles richement vêtus, ces mêmes prêcheurs qui s’éloignent de la morale chrétienne. Les deux lignes qui composent la toile offrent d’étonnantes correspondances. L’horizon serti de constructions et la diagonale des aveugles semblent se répondre. Ainsi, l’église est placée sur la même verticale que le bâton tenu par l’aveugle qui s’apprête à tomber. S’agirait-il d’une mise en garde envers l’Église face à sa chute prochaine ? Tout comme l’aveugle déséquilibré, l’Église peut encore lâcher le bâton pour s’éviter le pire… Pas comme cet éclaireur écrasé par terre, placé sur la même verticale qu’une lointaine forteresse. Brueghel annonce-t-il la chute des espagnols ? La forteresse est si loin qu’on la croirait déjà rentrée chez elle… Ces interprétations sont à prendre avec les pincettes du conditionnel. Toujours est-il que les espagnols vont bientôt mettre les voiles. Sur la gauche, les deux lignes de la composition se retrouvent. Elles

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"La Parabole des aveugles” Pieter Bruegel l'Ancien (1568) - musée du louvre

convergent vers le dernier aveugle, tout proche du village. Ce dernier pèlerin sur la gauche intrigue beaucoup. Il est différent des autres. Il est le seul à ne pas être pâle comme un linceul, il est le seul à ne pas exhiber bourse et chapelet, il est le seul à s’appuyer sur son bâton. Tous les bois sont à l’horizontale, sauf le sien. Bien ancré au sol, il semble répondre aux architectures stables du village. Va-t-il tenter de marcher tout seul pour s’éviter une belle chute ? Est-il prêt à lâcher la funeste guirlande pour tenter sa propre aventure ? Brueghel ne donne pas la réponse mais il lui en donne les moyens. Affaire à suivre… Seul, évidemment.

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"La Parabole des aveugles” Pieter Bruegel l'Ancien (1568) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

bleu blanc rouge, rien ne bouge ?

"La rue montorgueil, fête du 30 juin 1878" claude monet (1878) - musée d'orsay

Avec "La rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878", les promenades bucoliques habituellement proposées par Monet ne sont plus de mise. La vie de la ville est le sujet. Il ne s’agit pas d’y revenir toute l’année, mais de saisir un instant de fête. Partout, le bleu blanc rouge s’agite pour la kermesse nationale. L’acclamation républicaine n’a jamais quitté le fil de l’actualité, surtout dans les moments difficiles. Nous sommes Rue Montorgueil, à Paris, en 1878. La capitale accueille six millions de visiteurs à l’occasion de la 3eme exposition universelle. L’ambiance est électrique, avec de nombreuses inventions qui sont à découvrir au Palais du Champ de Mars : l’ancêtre du frigidaire, le four solaire, la machine à écrire, une machine à glaces… Les badauds peuvent aussi découvrir un nouvel éclairage de 32 globes électriques sur l’Avenue de l’Opéra. Pour s’y rendre, les promeneurs pourront emprunter la rue Montorgueil. Un air de kermesse agite les lieux. Toute la rue est pavoisée.« J’aimais les drapeaux, dira Monet, lors de la première fête nationale du 30 juin, je me promenais rue Montorgueil ; la rue était très pavoisée et un monde fou, j’avise un balcon, je monte… ». Dans deux ans, la fête nationale sera fixée au 14 juillet. En attendant, le 30 juin exalte déjà la palette tricolore. Rien n’est stable. Les petites touches colorées animent les passants. La foule s’agite. L’eau des drapeaux scintille dans un air d’euphorie. Monet capte cet instant de fête. Ce jour-là, c’est une troupe d’inconnus qui défile : on célèbre « la paix et le travail ».

bleu blanc rouge, rien ne bouge ?

"La rue montorgueil, fête du 30 juin 1878" claude monet (1878) - musée d'orsay

Depuis septembre 1870, la IIIème République a succédé au Second Empire. Il s’agit d’oublier la défaite contre la Prusse et la guerre civile de la Commune. Pour cela, rien de tel qu’une bonne fête nationale. On agite les couleurs pour faire tourner les têtes, pour oublier la défaite. Dans Choses Vues, Victor Hugo clôture son année 1878 par ces mots : « L’univers est témoin que la France use bien de la défaite. Chute, mais chute sublime. La France a une façon d’être vaincue qui la laisse victorieuse ». Claude Monet a 38 ans. Depuis la naissance de son deuxième garçon, il a trois bouches à nourrir et des sujets à trouver. Il se promène tubes de gouaches dans les mains, chevalet sous le bras et créanciers aux baskets. S'il a déjà peint des Coquelicots (1873), les affaires ne sont pas encore fleurissantes. La maison d’Argenteuil lui coûtant trop cher, il est rentré à Paris pour faire des économies. Il continue son travail dans cette ville qui a tant de sujets à lui offrir. Il pose un regard poétique sur les paysages urbains. Son idée ? Faire du beau à partir du quotidien. L’an dernier, l’artiste demandait la permission au chef de la gare Saint-Lazare de poser son chevalet sur les quais pour saisir les vapeurs bleutées des locomotives. Ces machines filantes vers Argenteuil et Giverny… L’artiste réalise des séries entières, tout comme ses meules de foin normandes. Il s’agit de capter les lumières de la ville, merveilleuse. La rue Montorgueil ne ressemble pas aux falaises d’Étretat,

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"La rue montorgueil, fête du 30 juin 1878" claude monet (1878) - musée d'orsay

mais, en ouvrant bien les yeux, l’artiste y retrouve les mêmes intuitions poétiques. Monet renouvelle l’expérience de la vue plongeante, si chère à Caillebotte et Pissarro. Depuis les balcons, les artistes observent les foules qui se faufilent dans les ruelles, produisant des mouvements d’une nature nouvelle. Il ne s’agit pas de produire une image stable et conceptuelle. Les impressionnistes laissent ça aux académiques. Ils préfèrent présenter le visible, cette chose fugitive. Le Paris rectiligne du préfet Haussmann s’agite sous leurs pinceaux. Monet dévoile la sensation en retraçant la surface changeante des apparences. Très changeante. À voir cet élan bleu-blanc-rouge, on imagine une nation unie dans une même direction. « Impression, nation se levant ? » pourrait-on se dire… Mais cette nation-là se lève en eaux troubles. Les couleurs de la France sont l’œuvre d’un bouillon d’héritages : le bleu et le rouge sont les couleurs de la ville de Paris ; le blanc symbolise la monarchie des Bourbons. Ce symbolisme conciliant des cultures opposées ne se fait pas sans heurt. Mac-Mahon – le premier président de la IIIème République – est un ultrareligieux qui souhaite un retour de la royauté. Ça, pour du contraste, c’est du contraste… La palette « bleu-blanc-rouge » du 30 juin 1878 symboliserait davantage la nation française unie après la défaite que la « République des républicains » qui gouvernera l’an prochain. D’ailleurs, Monet ne verse pas dans l’exaltation nationaliste. L’entrée en guerre de la

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"La rue montorgueil, fête du 30 juin 1878" claude monet (1878) - musée d'orsay

France en juillet 1870 n’a soulevé aucun sentiment patriotique chez le futur faiseur de nénuphars. La mort de son ami Frédéric Bazille sur le champ de bataille ne viendra pas contredire son ressenti. Il a fui les combats de 1870, s’est exilé à Londres où il a rencontré Pissarro, cet anarchiste. Pour autant, le jour du 14 juillet (ex-30 juin), Monet ne reste pas dans son lit douillet. Parmi le groupe impressionniste, il compte parmi les plus républicains. Il est moins à gauche que Pissarro mais reste moins à droite que Renoir et Degas, anti-dreyfusards qui rejoindront la Ligue de la Patrie Française. Dans quelques temps, le groupe impressionniste se dessoudera autour de cette république changeante.Au fil de son Histoire, le drapeau tricolore claque aux vents des symboles qu’on veut bien lui prêter, tour à tour associé à la république progressiste, au gaullisme triomphant ou à la flamme brûlante du Rassemblement National, mais son rôle ne change pas, ou peu. En juin 1878, il est le sparadrap de la nation pour oublier la douleur de la défaite prussienne. En novembre 2015, le président suggère la même médecine tricolorée pour estomper les douleurs terroristes. Pour autant, les soins prodigués ne précisent pas les effets secondaires, cette indélébile ambiguïté. Le drapeau œuvre-t-il pour un grand rassemblement républicain ou un repli nationaliste ? C’est au regard de chacun d’opérer le mélange, de construire ses impressions. Les trois couleurs sont là, y'a plus qu'à… Facile à dire ? Surtout lorsqu’on se fixe pour objectif de trouver l’harmonie. Monet y a consacré sa vie.

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Nous voici à Anvers. Dans ce comptoir de change, tous les regards se dirigent vers ce qui brille. Sur la feutrine du bureau s’étalent bagues, perles et pièces d’or… Ces ronds manipulés par le prêteur étincellent : trifolaro de Sicile, penny anglais, écu de Louis XII, augustale de Frédéric II. Ces devises sont diffusées par les marchands du monde. Un miroir posé sur la table reflète le vis-à-vis du prêteur. Vient-il échanger des bijoux contre de l’argent ou inversement ? On ne sait pas. Il assiste à cette pesée qui certifiera la valeur des pièces disposées sur la balance : le trébuchet. Les pièces seront trébuchantes si personne n’a modifié leurs poids en grattant de leur or ; elles seront sonnantes si leur son, en les faisant tomber, est normal, prouvant qu'elles ne contiennent pas de métal vil venu plomber leur tintement.A l’intérieur de la pièce, tout est calme. La composition repose sur des oppositions subtilement équilibrées. Tandis que le peseur d’or au visage fermé calcule dans l’ombre, sa femme lumineuse tourne les pages de son livre de prières. Un agneau enluminé illustre la page déjà lue alors que la prochaine présente une Vierge à l’Enfant. Les époux portent une alliance : celle de monsieur côtoie une pièce, celle de madame caresse l’Agneau : le matériel et la pesée s’opposent au spirituel et à la pensée. Les habits cultivent le contraste : les « vert-gris » portés

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"Le prêteur et sa femme” Quentin Metsys (1514) - musée du louvre

par le peseur s’opposent aux rouges de sa femme, vêtue comme la Vierge. Madame jette un regard distrait, presque désintéressé, vers les pièces. Vérifierait-elle la pesée ? Metsys ne donne pas la réponse mais contrebalance toutes ces oppositions par de doux équilibres. Ainsi, les plateaux du trébuchet semblent se retrouver, la page du livre reste suspendue dans les airs alors que les silhouettes du couple forment une pyramide presque stable. Derrière ces fragiles équilibres, le décor est chargé. Sur les étagères, s’entassent livre de compte et lettres de changes – cet ancêtre du carnet de chèque (Anvers vient d’autoriser les jeux d’écriture pour éviter aux marchands de se promener avec leurs valeurs). À côté des registres s’étale une ribambelle d’objets détonants. Il y a cette pomme notamment, nichée entre les carnets de chèque et placée juste au-dessus du banquier… Pas besoin d’être théologien pour comprendre qu’il ne s’agit pas de son prochain goûter... elle représente le péché d'avarice. Grâce aux entrepôts portugais, le port d’Anvers est devenu une plateforme mondiale où s’échangent épices et devises. Dans l’Europe d’alors, chaque pays frappe sa monnaie. Les souverains fixent le cours des monnaies de leur territoire et décident les quantité, motif et qualité des pièces. Chacun a son « maître des monnaies » qui achète et frappe le métal alors que des changeurs

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"Le prêteur et sa femme” Quentin Metsys (1514) - musée du louvre

sont chargés de récupérer les monnaies n’ayant pas cours légal pour les échanger contre des monnaies autorisées. Initialement encadré par son roi, progressivement, le changeur est devenu indépendant. Il s’est même transformé en prêteur depuis que le souverain l’a autorisé à fixer le cours des monnaies. Dit autrement, c’est lui qui détermine le prix de l’argent. Ces nouveaux métiers de l’argent se frottent à la morale chrétienne. Si l’Église tolère le prêt à taux d’intérêt, elle condamne l’usure, ce « prêt à taux d’intérêt abusif ». Mais à partir de quelle démesure un taux devient-il abusif ? Pas facile de répondre, la Bible ne fait pas dans le pourcentage. Sur le cadre du tableau était gravé un précepte basé sur la loi de Moïse : « Que la balance soit juste et les poids égaux ». À chacun de lire ça en conscience… Malheureusement pour les consciences – depuis Moïse – de l’eau a coulé et les papes se rincent. En 1514, le roi du Vatican s’appelle Léon X. Un Médicis, plus banquier que pape... Les humanistes s’indignent. Erasme et More, eux, prônent un retour aux Écritures et aux valeurs morales. Exit l’excès matériel. Et ce matériel, Metsys aime lui rentrer dedans. Il faut dire que l’artiste est un ancien forgeron... Lorsqu’il peint pour dénoncer l’avarice, le maître anversois burine parfois les faciès jusqu’à la caricature. Pourtant, avec Le prêteur et sa femme, ce n’est pas le

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"Le prêteur et sa femme” Quentin Metsys (1514) - musée du louvre

cas. Avec sa maîtrise de l'huile sur bois, Metsys offre du raffiné trois étoiles. Il n’y a qu’à voir les mains des personnages, des mains de pianistes douces comme les fourrures des encolures. Metsys rend ici hommage, dans le traitement des costumes, à Van Eyck, un maître de l’École du Nord. La scène est remplie de mystères et de symboles. Déjà, la pomme sur l’étagère nous mettait la puce à l’oreille. En réalité, tous les objets présentés ont un sens : la boîte en bois à côté de la fenêtre renferme la divinité ; la cruche de verre renvoie à la sincérité ; les boules de verres symbolisent la fragilité de la vie ; la pomme est le péché d’avarice alors que la bougie éteinte évoque la fuite du temps. En gros, le sens de ce divin rébus pourrait être : « Sois juste, ne cumule pas les richesses vu que, de toute façon, tu vas mourir ». Agir avec mesure... pas facile. Ce genre de leçon de morale conduit à des chahuts intérieurs. Ça pourrait expliquer toutes ces oppositions dispersées dans le bureau du banquier. Partout on trouve des duos, comme un écho aux balances du trébuchet, comme un clin d’œil à l’ultime pesée du jugement dernier. Les bonnes actions contre les mauvaises… Il n’y a pas seulement Monsieur “Calcul” et Madame “Prière” qui s’opposent. Au fond, à travers la porte entrebâillée, deux personnages échangent dans la rue : un vieil homme indexe son vis-à-vis, plus

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"Le prêteur et sa femme” Quentin Metsys (1514) - musée du louvre

jeune : interdiction lui est faite de rentrer dans le comptoir, ce lieu d’usure et de vices. Au premier plan, les pages du livre cachent aussi leur duo : la Vierge à l’enfant, symbole de sagesse, se retrouve face à l’Agneau, symbole du rachat de nos pêchés. Toutes ces paires opposent des forces qui s’équilibrent, fragilement. Un seul personnage semble être seul, c’est l’homme caché dans le miroir. Et pourtant... Ce miroir est l’ancêtre de la caméra de surveillance : le banquier le met habituellement dans un coin devant lui pour voir ce qui se passe dans son dos. Metsys l’a orienté ainsi pour nous révéler cet homme accoudé à la fenêtre. Dehors, on devine la flèche d’une cathédrale pointant le ciel, lumineux. Ce monsieur vêtu de rouge ne prête aucune attention à la pesée des pièces. Il lit un livre aux rebords de cette fenêtre dont la croisée évoque la croix du Christ. Ce sage est-il venu tout seul ? Pas sûr… Si le spectateur redressait le miroir vers lui, il serait bien surpris de s’y voir. En réalité, nous formons l’ultime duo avec l’homme en rouge. Le client de l’histoire, ce n’est pas lui. C’est nous. Notre regard ne s’est-il pas concentré vers les pièces du trébuchet ? Impossible de s’en dédire... Le miroir ne révèle pas seulement les recoins de la pièce, il symbolise aussi le reflet de notre conscience face au ciel. Nous venons d’être mis en garde...

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"Le prêteur et sa femme” Quentin Metsys (1514) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Pour désigner les mœurs de l’époque de Fragonard, on lit souvent les mêmes mots : galant, badin, coquin, fripon, ravisseur, grivois… Une sémantique « pot de miel » qui vient invariablement qualifier les toiles de l’artiste, friand de ces lubriques mises en scène où les messieurs regardent sous les jupes des filles. Des filles souvent confinées dans un rôle d’objet de désir. "Le Verrou" semble prolonger le thème de la grivoiserie masculine. C’est sûr, la toile parle de fesse. Même plutôt deux fois qu’une… Pour autant, l’artiste considère-t-il la femme comme le seul objet du désir ? Considère-t-il uniquement son public comme un simple tas de voyeurs libertins ? Il pourrait aussi bien s’adresser à de fins observateurs… Fragonard opère comme au théâtre. Avec la lumière de ses projecteurs, il nous oriente vers l’action principale : cette tension entre deux amants chahutant autour d’un verrou. La dynamique des corps laisse à penser que monsieur repousse le verrou pour fermer la porte. Étrange tension mêlée de douceur. Les plis de satins fondent sous la lumière d’argent. Les étoffes dansent, les pieds effleurent le sol, les cheveux des amants frisent dans l’air de l’alcôve… Volupté suspendue. Entre demi-pointe et saut de cabri, on se croirait dans un placard à ballet. Les tentures cramoisies du baldaquin délimitent la scène. Sur les

un mâle incurable ?

"Le verrou” jean-honoré fragonard (1777) - musée du louvre

planches, le décor est chahuté : chaise renversée, lit défait, étoffes désordonnées. Désordre passionné ! Monsieur ne serait-il pas trop brutal ? La pomme placée sur la table de nuit n’est toujours pas croquée. On imagine Adam affamé. Les replis du rideau rouge finissent par trahir le fond de sa pensée : la forme du drapé tombant sur la table fait apparaître une étonnante turgescence cramoisie... loin de jeter un voile pudique sur la scène, le rideau affiche un phallus. Immense. Les replis du drap sont d’une précision anatomique. Rien ne manque, pas même le gland qui s’approche de la pomme… Telle une corbeille de fruits défendus. Madame a vu la forme du drap. On l’imagine piégée. Elle veut s’en aller. Pas dit que le suppôt de satin finisse par comprendre. Il est tout vêtu de blanc… comme neige. Sans doute un déguisement. D’un bras déterminé et musculeux, il enlace son amante. La femme a la tête renversée, son visage semble éperdu, à première vue. Elle repousse de toutes ses mains l’assaillant. Fragonard représenterait-il cet instant où l’effarouchée finit par céder ? Fragonard a travaillé avec François Boucher dès l’âge de quatorze ans. Dans l’atelier défilent les chairs de l’Histoire de l’art. Les odalisques fessues sortent du bain, des heures durant. Parfum de scandale sur canapé. Fragonard y développe son style. Une peinture libre qui danse au fond des bosquets. La touche est fine,

un mâle incurable ?

"Le verrou” jean-honoré fragonard (1777) - musée du louvre

claire et fluide. Il y a de la joie aussi. Dans les bosquets, les robes s’agitent. On se promène, on joue à Colin Maillard, on fait de la balançoire. Autant de prétextes saisis par ces messieurs pour s’autoriser de perverses explorations.Ces petites scènes frivoles sont à la mode. Fragonard va les servir à de vieux commanditaires ne pouvant retenir le bouillon de la marmite hormonale. Sur les toiles, réciprocité, émotion et plaisir féminin ne sont pas toujours au programme... L’opportuniste Fragonard peint ce programme avec succès. C’est même son fond de commerce. L’artiste n’est pourtant pas un libertin. Dans ses lettres, les mots filent droit. Marié, deux enfants - deux filles, même. Ce bon père de famille n’est pas du genre à considérer les femmes comme de simples objets de désir. Malheureusement pour lui, son style sera vite dépassé par la nouvelle rigueur néoclassique. Il finit même par perdre de prestigieuses commandes. Parti en Italie pour chercher de nouvelles inspirations, Fragonard revient avec un style moins rieur. Ses compositions s’épurent, la facture est plus lisse, les couleurs moins nombreuses. Presque solennelle, sa peinture a emprunté le clair-obscur de Caravage, le sfumato de Léonard. L’atmosphère du "Verrou" reflète cette profondeur nouvelle. Considérer uniquement la toile avec la version de l’amant affamé

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"Le verrou” jean-honoré fragonard (1777) - musée du louvre

conduit à s’imaginer le commanditaire décorant son salon avec une scène de viol. On peut trouver ça un peu gros. Aussi gros que ce phallus du premier plan qui occupe les deux tiers de la toile... D’ailleurs, il n’y a pas que les chairs de monsieur qui sont dissimulées dans les replis du lit. Dans les draps, on devine un corps de femme. Les tissus blancs reprennent ceux de la robe de madame. Le coin du lit dessine une jambe repliée… Et les oreillers, ne dessinent-ils pas les volumes d’une poitrine ? Et le plissé du rideau rouge à droite ? À chacun de deviner le reste d’un corps de femme allongée pour jouir des plaisirs du lit. Tout ne se raconte pas seulement dans les draps. Au premier plan, un bouquet de fleurs est jeté au sol. Le détail interroge. Symbole de vertu féminine, ces pétales chiffonnés laissent penser que madame n’est pas une blanche colombe. Ces roses piquent l’impression première. On revient alors sur les personnages. On s’interroge : madame repousse-t-elle vraiment monsieur ? Monsieur pousse-t-il vraiment le verrou (déjà fermé) de la porte ? Il pourrait aussi bien tenter de l’ouvrir malgré les réticences de son amante… Les Goncourt évoquent les « yeux suppliants » de madame. Mais que supplient-ils vraiment ? De partir ou de rester ? Ce regard trouble – pas si effrayé – est l’une des nombreuses clés tordues du "Verrou". Madame vient de se lever du lit, sa robe traine encore sur les draps.

un mâle incurable ?

"Le verrou” jean-honoré fragonard (1777) - musée du louvre

Elle pourrait aussi bien tenter de ramener monsieur vers le tourbillon des chairs. Tout son corps la reconduit vers le lit. La thèse est originale : voici un mâle tournant le dos à ses pulsions. Mais il pourrait s’agir de l’employé de maison dormant à l’étage. A-t-il entendu un bruit ? A-t-il pris peur ? C’est peut-être lui le puceau, finalement, tout vêtu de blanc... Certes, son bras serre bien fort la taille de madame, mais peut-être veut-il adresser l’ultime baiser avant de filer ? Elle le lui refuse car cela scellerait son départ ? Interprétations, oscillations, divagations… Pas grave. Ces « va-et-vient » ne sont-ils pas le thème du "Verrou" ? Des « va-et-vient » entre des interprétations parfaitement contradictoires. Juste de quoi faire entrer la toile dans l’Histoire...

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"Le verrou” jean-honoré fragonard (1777) - musée du louvre

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Voici la famille Bellelli, plantée dans un salon bourgeois et fortuné de la classe supérieure. L’intérieur est doux comme ces pétales qui flottent sur le ciel bleu de la tapisserie. La moquette qui complète le silence du petit salon est fleurie elle aussi, mais ses tonalités sont plus agitées. Ces différentes harmonies de couleurs jouent pour les silhouettes qui posent dans leur noir. Le décor est cossu : cheminée de marbre, lustre, bureau, horloge à colonnes… Tic-tac, tic-tac. Si la lumière n’indique pas clairement le moment de la journée, les visages nous font comprendre que l’heure n’est pas à la blague. Quel drame se joue donc dans ce salon feutré ?Dans la famille Bellelli, on réclame d’abord la mère, Laura. Placée tout en haut, la matriarche est drapée de noir, comme les profils sévères de Van Dyck. Elle regarde au loin, dans son for intérieur, glacial. Sa main est appuyée sur le secrétaire, tel un repoussoir qui la maintient à bonne distance de Gennaro, son mari. Le baron est assis sur une bergère noire qui répond aux autres masses noires. Face aux objets de la cheminée, à côté de son journal, il fait penser au "Portrait d’Émile Zola" par Manet − vu de dos. Ce monsieur-là semble bien démagnétisé, comme s’il était là détaché du groupe. Sa posture de profil lui permet de rester dans le cadre tant bien que

defaite de famille

"La famille Bellelli” edgar degas (1867) - musée d'ORSAY

mal, contrairement au petit chien qui s’échappe de l’œuvre, à l’instant. Dans ce grand écart laissé par les époux Bellelli, leurs deux filles, Giovanna et Giulia, ont pourtant du mal à se faire une place. Leurs silhouettes enfantines nouées dans un tablier blanc adoptent des postures bien différentes. Giovanna pose, fière comme un jeune coq turbulent, un pied au sol, l’autre replié sur la chaise. Serait-elle prête à s’échapper de la pièce ? Elle a l’air de chercher un détail amusant par la fenêtre. Sa sœur Giulia, en revanche, nous offre une moue indescriptible. Chez elle, tout est croisé, les mains comme les pieds. Seul son regard file tout droit, vers ceux qui observent sa famille. Nous mettrait-elle au défi de comprendre ce qui se joue dans cette pièce-là ?Il y a un autre membre de la famille sur cette toile, mais il est placé en hors-champ. Il s’agit de Degas lui-même, neveu de la baronne Bellelli. L’artiste s’est offert le fameux voyage en Italie pour croiser le faire avec les grands maîtres : Rubens, Mantegna, Uccello, Della Francesca. Degas profite de son séjour pour saluer sa tante Laura et ses petites cousines. Les Bellelli sont napolitains mais la famille a dû s’exiler en Italie, à Florence, la faute à Gennaro qui s’est engagé aux côtés de Cavour

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"La famille Bellelli” edgar degas (1867) - musée d'ORSAY

pour l'indépendance de l’Italie. Autre nouvelle compliquée : la tante Laura vient de perdre son papa. Toutes les femmes de la maison portent le deuil de celui qui est discrètement représenté sur la toile accrochée au mur : une sanguine reprend ses traits, juste à côté de sa fille au visage glacial. Degas ne fait pas de cadeau à sa tante. Le peintre représente les visages sans fard ni contrefaçon comme il les ressent. Dans ses propres autoportraits, l’artiste ne se fait pas de cadeau non plus. Au fond du regard de Tantine, il y a de l’audace, de l’ambition et un peu de mépris aussi. Le peintre affectionne les silences qui pèsent lourd, son pinceau appuie là où ça fait mal… La bourgeoisie peu triomphante est un terrain idéal pour révéler les faux-semblants d’une classe et les vrais malaises de son temps. Au-delà du spleen de l’exil et du deuil familial, y aurait-il autre chose qui se joue dans le salon des Bellelli ? Malgré les tenues impeccables, on devine un tas de linge sale à laver en famille. L’indifférence du mari n’a d’égal que la froideur de sa femme. Ces deux-là sont murés dans un épais et profond silence. Pour soulager l’atmosphère, Degas aménage des sorties de secours : une porte derrière Madame, un couloir derrière Monsieur que l’on remarque à travers le grand miroir. Les correspondances de Laura expliquent

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"La famille Bellelli” edgar degas (1867) - musée d'ORSAY

son mutisme. Son mari serait un homme « immensément désagréable et malhonnête », écrit-elle à Degas. Face à ce nouvel élément et à cette nouvelle pièce à conviction, on se prend à jouer au Cluedo. En apprenti détective, il est permis de s’autoriser toutes les hypothèses. Gennaro serait-il seulement coupable de l’exil forcé ? N’y a-t-il pas d’autres charges qui pèsent sur lui ? On a retrouvé un chandelier dans le « petit salon ». Cette bougie éteinte, posée sur la cheminée, n’est-elle pas un symbole de peu de vertu ? Et puis il y aussi ce chien noir, en bas à droite − symbole de fidélité − qui est en train de quitter la pièce… La petite cadette Giovanna suit ce chien du regard. Elle semble prête à filer dehors avec lui. Gennaro l’indifférent la suit du regard à son tour. Il veut s’enfuir aussi. Le couple Bellelli s’est volatilisé, Madame s’accroche à son aînée. Un héritage assez lourd pour les frêles épaules de Giulia. Elle a l’air terriblement coincée dans son tablier, cette pauvre petite qui regarde droit devant elle et nous interpelle du regard… ...C’est à se demander si elle ne voudrait pas partir avec nous !

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"La famille Bellelli” edgar degas (1867) - musée d'ORSAY

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Avec "Marat Assassiné", le héros – encore tout chaud – finit à peine d’expirer. Les pleureuses vont bientôt débarquer en élevant les bras au ciel. Mais pour l’instant, le seul bras étiré est celui de Marat qui agrippe sa plume. Va-t-il nous écrire un petit message ? Pour sa dernière missive, on dirait qu’il s’en remet à la dictée de David. Le samedi 13 juillet 1793, Marat se soigne dans son appartement, rue de l’Ecole-de-Médecine. Voilà un mois que le député montagnard est cloué au bain pour soigner un eczéma carabiné. Cet ancien médecin plonge ses douleurs dans des ablutions soufrées tout en s’appliquant des compresses d’eau vinaigrée sur le front. Depuis sa baignoire en forme de sabot, il continue de travailler. Ecrit-il des lettres à la Convention ? Inscrit-il les noms de contre-révolutionnaires destinés à la guillotine ? Depuis juin dernier, la Révolution s’est radicalisée sous la pression sans-culotte. Marat et les Montagnards sont majoritaires alors que les Girondins – libéraux et modérés – se sont fait virer de l’Assemblée.Ces derniers se sont enfuis en province, à Caen notamment. Là-bas, ils racontent les dénonciations calomnieuses de Marat qui fait tourner la guillotine comme un pied-mixeur sans variateur de vitesse. Pour stopper la furie, Charlotte Corday – jeune caennaise de 25 ans – se décide à tuer Marat et file à Paris. Le 13 juillet 1793, elle s’achète un couteau de cuisine avant de passer chez lui. À deux reprises, on la

eczéma de conscience

"La mort de marat” ou "marat assassiné" jacques louis david (1794) musées royaux des beaux-arts, bruxelles

repousse. Rentrée à son hôtel, elle écrit une lettre, puis une seconde pour convaincre Marat de la laisser entrer. Le soir, pour l’ultime tentative, Corday va finalement ruser avec un papier énumérant des faux noms de girondins à abattre. L’Ami du Peuple la fait entrer, fin prêt à recopier la liste des coupables. Le couteau de Corday sifflera trois fois dans la chair de Marat. David saisit la seconde qui suit son dernier souffle – ou peut-être celle qui le précède. Dans cet intérieur sobre, l’équipement est spartiate. Il en faut peu pour être heureux révolutionnaire : le mur est nu, une caisse de sapin sert de pupitre, un drap rapiécé recouvre la baignoire. Quelques frisottis sur le feutre vert seront l’unique coquetterie… Le bras de Marat étire cette main qui tient encore la plume, "arme" du journaliste, plume qui reste encore debout, et qui semble plus forte que le couteau sanguinolent allongé au premier plan. Jacques-Louis David est partie prenante de la Révolution. L’artiste siège à la Convention, parmi les Montagnards avec Robespierre, Danton, Desmoulins et Marat. Le peintre s’était d’ailleurs rendu la veille chez son ami malade. À l’annonce de sa mort, la Convention réclame à David un hommage. Il prend donc les pinceaux et présente son "Marat assassiné" à la Convention, qui choisit de l’exposer. Les Montagnards disposent d’un maître en matière de propagande : au-delà des peintures promotionnelles, l’artiste propose également

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"La mort de marat” ou "marat assassiné" jacques louis david (1794) musées royaux des beaux-arts, bruxelles

ses services en communication événementielle : dès le 15 juillet, il scénarise les funérailles de Marat avec un impressionnant cortège. L’an prochain, Robespierre commandera sa fête de l’Etre Suprême. Bientôt, Napoléon lui réclamera des formats géants pour immortaliser Le Sacre ou Le Passage du Grand-Saint-Bernard. Mais ça, c’est une autre histoire. En bonne communicante, la Convention commande des copies du "Marat assassiné". Cette campagne d’affichage doit atteindre une audience large. Dans l’atelier de David, les élèves dupliquent la scène à grande échelle. Si l’originale est aujourd’hui à Bruxelles, la toile du Louvre serait de Gioacchino Serangeli. Partout, la stratégie déployée reste la même : « Saisir avec avidité tous les moyens d’éclairer ses concitoyens et de présenter sans cesse à leurs yeux ses traits sublimes d’héroïsme et de vertus ». Avec une orientation pareille, David s’autorise tous les arrangements avec la vérité. Le bain de sang est héroïque. En maître de propagande, David pratique le lifting comme personne. Pour survoler les âges, mieux vaut gonfler les chairs. La superbe plastique de Marat – qui a oublié son eczéma – est magnifiée dans un clair-obscur. La posture du martyr rappellerait une mise au tombeau de Caravage. Pour d’autres, ce bras pendant ferait son clin d’œil à la Piéta de Michel-Ange. Le visage est serein, blanc comme l’innocence et la porcelaine. Jusqu’ici, rien de cassé. Il y a bien cette plaie, mais il s’agit d’un rappel aux flancs christiques peints au Moyen-Age. Le genre de saignée capable de soulager l’humanité. La

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"La mort de marat” ou "marat assassiné" jacques louis david (1794) musées royaux des beaux-arts, bruxelles

version du Louvre profite d’une petite variante située sur le billot de sapin sur lequel est inscrit : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné ». Corrompre : Changer l’état naturel de quelque chose en le rendant mauvais, généralement par décomposition. Voilà pourquoi Marat resterait intact ? Jamais atteint par les vertiges du pouvoir, il ne s’est jamais brisé. Sa pourpre ? Des draps rapiécés. Son trône ? Une baignoire en sabot. Déjà en 1774, le Montagnard biberonné de Rousseau dénonçait « les noirs attentats des princes contre les peuples ». L’idole des masses parisiennes appelait à une révolution venue d’en bas pour instaurer la République, par tous les moyens, jusqu’au meurtre politique de masse. La plume plus forte que l’épée ? Il aurait fallu coudre la maxime sur le col des condamnés… Baignoire sabot dissimulée, vinaigre nettoyé, eczéma soigné… David et ses élèves embellissent l'Histoire pour une question d’esthétique. Ça peut se comprendre. En revanche, un événement est inventé (c’est plus gênant – question d’éthique) : Marat tient dans sa main une lettre qu’il n’a jamais reçue. David la glisse ici pour souligner la perfidie de l’assassine. D’ailleurs, au procès de Charlotte Corday, ce sera la même chose. Le tribunal révolutionnaire fabriquera des preuves (faux témoignages, pièces à conviction sélectionnées, parfois falsifiées) pour établir la complicité girondine. L’acte terroriste s’est transformé en prétexte pour justifier des mesures d’exception contre l’adversaire… quitte à altérer la vérité, quitte à changer son état naturel par décomposition. « J’ai tué un homme pour en sauver cent mille », dira Charlotte. Le 17 juillet, sa tête tombera sur l'échaufaud... et la Terreur s'installera peu après.

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"La mort de marat” ou "marat assassiné" jacques louis david (1794) musées royaux des beaux-arts, bruxelles

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

De toute évidence, l'élève de Michel-Ange, Daniele da Volterra, qualifié de « grand culottier » parce qu'il bannit tous les nus qui suscitent le désir et recouvre tous les sexes de voiles peints par son illustre maître, n'est pas passé par là ! Aïe. Les charges vont s’accumuler contre Courbet et son "Origine du Monde", toile qualifiée de : tronc misogyne, cadrage viandard, huile porno, provocation insensée. Pour sûr, ça bouscule. Des bras ouverts auraient-ils été plus accueillants ? Devant l’inédite et franche précision, les regardeurs sont pris d’un léger vertige ou d’un étonnement étrange, parfois d’un rictus entendu. Dans la bousculade, certains feront comme si de rien n'était, feignant de ne pas s'y pencher. D’autres chercheront un coin de ciel pour s’aérer. C’est peine perdue, le sexe de la femme est l’unique sujet. Alors avançons à petits pas et insérons nos mirettes dans l’anonyme et laineuse Danaé. Franchissons les linges, en regardeur trébuchant. "L’Origine du monde" présente ses lèvres légèrement rougies, pincées. A peine entrouvertes, coiffées d’une toison sfumatée. L’ouvrage est patient, chaque poil est une affaire. L’hirsute volute se disperse dans l’atmosphère, se prolonge dans un jeu de veines bleues qui coule sous la chair. La peau est vraie, sans fard. Varices et vergetures, plein phare. Si le cadrage rapproche la sujette d’un fragment antique, si ses veines peuvent évoquer des marbrures, les silhouettes des déesses grecques

un nu manifeste

"L'origine du monde” gustave courbet (1866) - musée d'ORSAY

semblent d’un autre monde. Moins réel. Quel âge a-t-elle ? Elle doit être brune, non ? Oui, merci, on avait vu... La modèle est rondelette. Un nombril s’étire sur son ventre content, ses fesses rebondissent loin de nos podiums anorexiques. Peindre les chairs sous un angle pareil, c’est technique. Si la poitrine pointe le nord, le raccourci zoomé offre moins de prise qu’une verticale profilée – en plus, les draps viennent compliquer les contours. Et pourtant l’œil se promène, rebondit sur les cuisses, remonte les hanches, progresse sur le ventre. Tout ça grâce à ces ombres déposées ça et là, comme une brume anodine. Mais pourquoi cette maîtrise ? Au-delà de l’audace, pourquoi cette toile reste-t-elle si fameuse ? Et si la grande dé-couverte était une petite cachotière ? Et si sa nudité n’était qu’un écran de fumée ? A voir. En 1866, Courbet a 45 ans. Ce Franc-comtois franc-du-col bouscule son époque. Déjà, au Salon de 1853, ses Baigneuses déclenchaient le scandale : laideur, odeur, saleté sont invoquées. Le Second Empire s’est habitué aux femmes aseptisées, toujours propres, nudités autorisées parce que presque mortes. Courbet est moins faux-cul... ses chairs à lui sont en vie, se périment. "L’Origine du monde" est une audace jamais vue, et la toile ne sera d’ailleurs jamais exposée. Ni par la génération de Courbet, ni par la suivante. Une certaine Jeanne de Tourbey est à l’origine de l’Origine. Dans son salon parisien, elle reçoit artistes, écrivains et collectionneurs comme Khalil-Bey. Ce diplomate turco-égyptien accumule Ingres, Delacroix et

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"L'origine du monde” gustave courbet (1866) - musée d'ORSAY

autres Rousseau. Un soir, il entend Sainte-Beuve parler de "Vénus et Psyché", toile de Courbet où figurent deux amantes qui s’observent, au lit. Khalil-Bey voit la toile, il la veut, mais trop tard... Courbet l’a vendue. “Je vous peindrai la suite” propose-t-il. La suite, c’est "Le Sommeil", où deux femmes récupèrent de leurs amours. Son prix ? 20 000 francs. Khalil Bey négocie, Courbet refuse, mais offre une compensation : "L’Origine du monde". Le modèle “bonus” serait Constance Queniaux, ex danseuse de l’opéra, maîtresse de l’acheteur. La toile sulfureuse sera ensuite accrochée derrière un voile émeraude. En 1913, elle rejoint la collection Hatvany – cachée encore, sous une autre œuvre. En 1955, la voici chez Lacan – recouverte par un paysage de Masson. Il faudra attendre 130 ans pour qu'elle soit enfin exposée sans aucun voile, à Orsay, en 1995. "L’Origine du Monde" est-elle obscène, littéralement ? Elle montre ce qui est d’habitude exclu de la scène, du champ de la représentation. Depuis l’antiquité, notre animalité et nos besoins naturels sont voilés. Les sexes sont feuille-de-vignés, la porte des WC soigneusement fermée. A Delphes ou à Corinthe, il est même interdit de manger dans les gradins ; il faut bien s’éloigner de l'animal… Sauf qu’en 1866, Darwin rafraîchit les mémoires. Il est formel : l’humain tient de l’animal. Paf. Et si la morale s’en mord les poings, Courbet en remet une couche - ou plutôt en enlève une. Son Origine à lui – ce poil à gratter – nous prend à parti : pourquoi s’offusquer de mon spectacle ? En biologie, le scandale n’existe pas et l’attentat à la pudeur n’est qu’une fable juridique... A la Renaissance, on

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"L'origine du monde” gustave courbet (1866) - musée d'ORSAY

affirme que l’art doit imiter la nature... Les défenseurs de l’Origine tiendraient-ils là un argument solide ? Cette anatomie-là est précise... mais pas sûr que ce raisonnement fasse redescendre toutes les colères. Poils et varices se liguent ici contre le Beau Idéal, c’est certain. Mais si la peau lisse n’a plus le droit de cité, l’idée n’est peut-être pas de se faire la guerre ? Bien au contraire ? L’Origine pourrait célébrer des retrouvailles heureuses avec notre part animalis – notre être vivant. De quoi mieux saisir notre étonnement face à la vulve plein phare ? Chacun sondera sa carcasse... Difficile de trouver meilleur sujet pour se reconnecter à son point de départ. Pourtant, la porte reste bien verrouillée. Fin 2023, face aux nudités retenues de Diane et Actéon peintes par Cesari en 1603, des élèves et leurs parents se sont sentis offusqués et leur enseignante diffamée... Qu’auraient-ils dit face à "l’Origine du monde" ? Sans tête, sans bras, sans jambes, avec poils... Mais se pourrait-il que cette icône si inhumaine soit divine ? La femme est sacrée, elle génère l’humanité. Courbet nous place à genoux devant Elle, comme sur un prie-Dieu. Et voilà la gare-musée d’Orsay transformée en église ? Prière d’entrer. Toutes les générations sont les bienvenues, et peu importe le nombre de nos printemps. La toile est seulement interdite aux moins de zéro. Ceux-là sont de l’autre côté du tableau...

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"L'origine du monde” gustave courbet (1866) - musée d'ORSAY

“Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement.”

Vassily Kandinsky

Comment terminer cette balade, sinon par un baiser, tendre, langoureux, renversant ?!? Un des plus beaux de l'Histoire... de l'Art. Hymne à l’amour ? "Le ciel bleu sur nous peut s'effondrer, Et la Terre peut bien s'écrouler"... À Vienne, « le Baiser » est au Belvédère ce que la Joconde est au Louvre : une icône. Il représente l’étreinte fusionnelle et passionnée d’un couple amoureux, sertie d’une profusion d’or. Mais cette toile est bien plus qu'une simple peinture, c'est le reflet d'une époque et d'un artiste en quête d'expression et de transcendance. Un baiser qui n’est pas sur les lèvres, mais sur la joue, ou peut-être encore l’oreille... Un homme à peine plus haut que la femme, et poutant la femme est à genoux. L’homme l’enlace, recouvert d’un manteau d’or, décoré de figures géométriques, plutôt verticales, tandis que la femme porte une cape qui l’enserre, qui l’enlace (comme l’étreinte même de l’homme) recouverte de motifs circulaires formant des fleurs. Le couple se trouve sur une prairie, qui s’arrête néanmoins sur la droite par une falaise, un abîme, suggérant que la femme, ou le couple, pourrait très vite basculer dans le vide : impression de stabilité comme de fragilité… et même de vertige. Voici un tableau qui a l’air figé, mais qui est soumis à de multiples mouvements : celui de la prairie, des fleurs, des corps, et de ces coulées d’or qui s’échappent comme des bracelets des chevilles de la femme à genoux. Klimt fait alors partie d’un mouvement rebelle, la Sécession, qui a vocation

il est l'or de s'embrasser...

"Le baiser” gustav klimt (1909) - palais du belvédère, vienne

à s’opposer à la société viennoise, qui vit dans un monde qui s’écroule : on est à la veille d’un effrondrement mondial, tout semble vasciller. C’est l’époque de Freud, de Nietzsche, où l’on commence à nier à la fois Dieu, les empires. Au moment où Freud affirme que la libido se symbolise par les voies les plus diverses dans le comportement quotidien, Klimt en fournit la preuve visuelle : l'érotisme, dans « Le Baiser », investit de proche en proche, diffusant, à partir des visages, la totalité du champ pictural : chaque fleur, chaque motif décoratif lui doit un surplus de sens et de présence. Dans cette période qui a besoin d’unité, Klimt va instaurer une peinture qui est son « cycle de l’or ». Parce l’or, c’est quoi, en fin de compte ? L’or, c’est la splendeur, le soleil… Dans toutes les cultures, toutes les civilisations, il est symbole de lumière. C’est aussi un métal inaltérable et c’est cette inaltérabilité qui, métaphoriquement, va intéresser Klimt, qui va faire en sorte d’enchasser ses personnages dans l’or, de façon à en faire presque des reliquaires.Nous sommes là dans une vision totalement spirituelle, sacrale, idéale, à la fois de l’amour et de la beauté, où la sensualité s’invite, sensualité vouée, elle, à la disparition, à tout ce qui est aléatoire et peut finir. Au-delà d’un hymne à l’amour, Klimt veut condenser ici le meilleur de Vienne, le meilleur de l’Homme, dans l’or, afin que rien ne disparaisse et

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"Le baiser” gustav klimt (1909) - palais du belvédère, vienne

ne tombe comme à droite du tableau, dans la falaise, dont on ne connaît pas la profondeur.Ce que l'on perçoit des personnages et de leur chair facture l'emphase décorative : visages, bras et mains sont traités avec une minutie figurative, synonyme d'intense émotion et du refus de la moindre mièvrerie. Les yeux clos de la femme, la courbe délicate de son épaule dénudée, le soin apporté à préciser la position de chaque doigt, signalent un abandon total, l'imminence d'un plaisir dont l'anticipation visuelle est proposée dans la continuité établie entre la chevelure parsemée de fleurs, la doublure et les guirlandes de feuilles dorées qui descendent jusqu'au bas de la composition, bafouant toute prétention réaliste. Aucun éclairage sur ce Baiser, pas davantage d'allusion à un environnement convenu : la lumière provient des corps eux-mêmes et de leurs vêtements, et l'espace qui les environne est vide. Mais le fond apparaît constellé d'un semis d'étincelles, sinon d'étoiles, qui indique combien l'univers entier est en connivence avec l'étreinte humaine. En inscrivant sur sa surface les preuves tangibles d'une sensualité qui se généralise, Gustav Klimt rompt avec ce qu'il y a trop souvent de décevant, ou même d'un peu graveleux, dans l'Eros modern style : il n'a nul besoin de dénuder les corps et, loin de transformer le spectateur en voyeur indiscret, c'est en

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"Le baiser” gustav klimt (1909) - palais du belvédère, vienne

proposant un spectacle pudique, mais composé de fortes tensions entre les éléments plastiques qui le composent, qu'il suggère l'omniprésence du Désir. Un homme et une femme se retrouvent enlacés. À gauche, il la serre dans ses bras en lui caressant le visage. Elle, abandonnée, les yeux fermés, semble ne pas savoir où elle est. Le couple est uni et les protagonistes sont capturés l’un par l’autre, presque inconscients de ce qui se passe autour d’eux. Ils occupent l’espace investi de doré, tant sur l’arrière-plan abstrait, sur le parterre fleuri, que sur les vêtements des deux figures centrales. L'or, symbole d'éternité, de puissance, référence iconographique, envahit le tableau chaudement. Dissimulés sous un immense drap ou manteau d’or, deux êtres se donnent. La lourde parure qui les enveloppe apporte une dimension d’éternité au couple qu’elle enserre et protège. Deux parties bien distinctes la constituent. Sur la première, du côté de l’homme, on observe des rectangles et motifs géométriques noirs et blancs, symboles de force, de virilité et de masculinité. Sur la seconde partie, du côté de la femme, Klimt a représenté plutôt des fleurs et des cercles qui sont, eux, des symboles de féminité, de fertilité et de maternité. Ce jeu de contrastes se déroule dans la forme phallique qui englobe le couple : les deux amants y sont enfermés comme dans l’extase. L’arrière-plan étoilé et le tapis de fleurs intensifient la sensualité, le

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"Le baiser” gustav klimt (1909) - palais du belvédère, vienne

couple reliant ici la terre au cosmos. L’abrupt de la prairie symbolise-t-il la précarité de leur bonheur ? Les orteils crispés de la femme évoquent-ils l’intensité d’un désir montant, promesse d'un plaisir imminent ? Une pluie d’étincelles et de triangles d’or envahit le pré fleuri et le fond... ces amoureux semblent tout droit sortis d’un rêve, hors de portée du temps qui passe, comme s’il n’existait qu’eux, et que le monde autour – si tant est qu’il en existe encore un – ne pouvait avoir aucun impact sur cette bulle d’un Idéal romantique. « Le Baiser », sans nul doute, lie l’amour, le spirituel et le divin ; cette dernière dimension plane définitivement sur ce tableau, illuminé de toutes parts, pour un plaisir des yeux inouï. Comme s'il n’existait que l’Amour, celui qui unit deux êtres psychiquement, spirituellement et physiquement. "Le Baiser" est certes une incarnation de l’amour absolu, mais aussi de son infinie fragilité…

24 décembre, les musées vont fermer... Merci pour cette balade en clair obscur ! Je te souhaite un joyeux noël. Et puisqu'il est l'or de s'embrasser... Oooh !... Une pluie d'étincelles !!!...

il est l'or de s'embrasser...

"Le baiser” gustav klimt (1909) - palais du belvédère, vienne

Joëlle