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Maupassant - lectures cursives

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Created on August 18, 2022

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Transcript

Thématique : la fiction pour interroger le réel

Le papa de Simon

La dot

Aux champs

Pierrot

Pierrot

Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue. Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée Rose. Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes. Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons. Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. » Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant ! Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées. Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien. » C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe. Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, un tout petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas. Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien.Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. » Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays. » On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement.

Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs, — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement. Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ». « Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser. Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort de là une abominable odeur de pourriture. Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre. Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant. Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.

On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l’avala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier.

Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue. Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture. Il jappait, oh ! il jappait ! Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! » Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez. Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée. Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu’elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur. Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.

Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort. Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. » Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup. — Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’n aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’jeter. » Elle s’en alla, indignée. — Quatre francs ! Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. » Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? » Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré.

Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant. Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage.

Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros ! Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort. Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien. Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là-dedans. Il faut y renoncer. » Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant. Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

9 octobre 1882

Le papa de Simon

Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter. C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était venu à la classe pour la première fois. Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs familles ; et quoiqu’on lui fît bon accueil en public, les mères la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu méprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du tout pourquoi. Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ils guère ; et c’était avec une certaine joie, mêlée d’un étonnement considérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ils s’étaient répété l’un à l’autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux : — Vous savez... Simon... eh bien, il n’a pas de papa.

Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil de l’école. Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre, avec l’air timide, presque gauche. Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l’entourèrent peu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là, planté au milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu’on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda : " Comment t’appelles-tu, toi ?" Il répondit : " Simon. — Simon quoi ?" reprit l’autre. L’enfant répéta tout confus : « Simon. » Le gars lui cria : « On s’appelle Simon quelque chose... c’est pas un nom ça... Simon. » Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois : "Je m’appelle Simon". Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la voix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »

Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, — un garçon qui n’a pas de papa ; — ils le regardaient comme un phénomène, un être hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris, inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte. Quant à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pas tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Il cherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur répondre, et démentir cette chose affreuse qu’il n’avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : « Si, j’en ai un. »

— Où est-il ? demanda le gars. Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, très excités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d’une basse-cour à achever l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. Simon avisa tout à coup un petit voisin, le fils d’une veuve, qu’il avait toujours vu, comme lui-même, tout seul avec sa mère. — Et toi non plus, dit-il, tu n’as pas de papa. — Si, répondit l’autre, j’en ai un. — Où est-il ? riposta Simon. — Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il est au cimetière, mon papa. Un murmure d’approbation courut parmi les garnements, comme si ce fait d’avoir son père mort au cimetière eût grandi leur camarade pour écraser cet autre qui n’en avait point du tout. Et ces polissons, dont les pères étaient, pour la plupart, méchants, ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bousculaient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes, eussent voulu étouffer dans une pression celui qui était hors la loi. L’un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la langue d’un air narquois et lui cria : — Pas de papa ! pas de papa !

Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler les jambes de coups de pied, pendant qu’il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri, roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria : — Va le dire à ton papa.

Alors il sentit dans son cœur un grand écroulement. Ils étaient plus forts que lui, ils l’avaient battu, et il ne pouvait point leur répondre, car il sentait bien que c’était vrai qu’il n’avait pas de papa. Plein d’orgueil, il essaya pendant quelques secondes de lutter contre les larmes qui l’étranglaient. Il eut une suffocation, puis, sans cris, il se mit à pleurer par grands sanglots qui le secouaient précipitamment. Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui, en répétant comme un refrain : « Pas de papa ! pas de papa ! » Mais Simon tout à coup cessa de sangloter. Une rage l’affola. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’air tellement formidable qu’une panique eut lieu parmi les autres. Lâches, comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré, ils se débandèrent et s’enfuirent. Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers les champs, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans son esprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.

Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’il n’avait plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille, avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, très calmes. On avait dit alentour : « Il est mort. » Quelqu’un avait ajouté : « Il est bien heureux maintenant. » Et Simon voulait aussi se noyer, parce qu’il n’avait pas de père, comme ce misérable qui n’avait pas d’argent. Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelques poissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cette pensée lui revenait avec une douleur aiguë : « Je vais me noyer parce que je n’ai point de papa. » Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffait l’herbe. L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il lui venait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans la chaleur.

Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin il la saisit par l’extrémité de ses pattes de derrière et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pour s’échapper.

Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis, d’une détente brusque, les allongeait subitement, raides comme deux barres ; tandis que, l’œil tout rond avec son cercle d’or, elle battait l’air de ses pattes de devant qui s’agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d’étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l’exercice de petits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d’une grande tristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avant de s’endormir. Mais il ne put l’achever, car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux, qu’ils l’envahirent tout entier. Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n’était occupé qu’à pleurer. Soudain, une lourde main s’appuya sur son épaule et une grosse voix lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme ? » Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés le regardait d’un air bon. Il répondit avec des larmes plein les yeux et plein la gorge : " Ils m’ont battu... parce que... je... je... n’ai pas... de papa... pas de papa... — Comment, dit l’homme en souriant, mais tout le monde en a un.

L’enfant reprit péniblement au milieu des spasmes de son chagrin : « Moi... moi... je n’en ai pas. » Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire. — Allons, dit-il, console-toi, mon garçon, et viens-t’en avec moi chez ta maman. On t’en donnera... un papa. Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l’homme souriait de nouveau, car il n’était pas fâché de voir cette Blanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore. Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, très propre. « C’est là », dit l’enfant, et il cria : « Maman ! » Une femme se montra, et l’ouvrier cessa brusquement de sourire, car il comprit tout de suite qu’on ne badinait plus avec cette grande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pour défendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été déjà trahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, il balbutia : — Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’était perdu près de la rivière. Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant à pleurer : — Non, maman, j’ai voulu me noyer, parce que les autres m’ont battu... m’ont battu... parce que je n’ai pas de papa.

Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et, meurtrie jusqu’au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avec violence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur la figure. L’homme ému restait là, ne sachant comment partir. Mais Simon soudain courut vers lui et lui dit : " Voulez-vous être mon papa ?" Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée de honte, s’appuyait contre le mur, les deux mains sur son cœur. L’enfant, voyant qu’on ne lui répondait point, reprit : "Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer". L’ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant : "Mais oui, je veux bien. — Comment est-ce que tu t’appelles, demanda alors l’enfant, pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom ? — Philippe", répondit l’homme. Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là dans sa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant : " Eh bien ! Philippe, tu es mon papa". L’ouvrier, l’enlevant de terre, l’embrassa brusquement sur les deux joues, puis il s’enfuit très vite à grandes enjambées. Quand l’enfant entra dans l’école, le lendemain, un rire méchant l’accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulut recommencer, Simon lui jeta ces mots à la tête, comme il aurait fait d’une pierre : « Il s’appelle Philippe, mon papa. »

Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés : — Philippe qui ?... Philippe quoi ?... Qu’est-ce que c’est que ça, Philippe ?... Où l’as-tu pris, ton Philippe ? Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les défiait de l’œil, prêt à se laisser martyriser plutôt que de fuir devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chez sa mère. Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent auprès de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s’enhardissait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès de sa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souvent plus rouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui. Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeure toujours si fragile, que, malgré la réserve ombrageuse de la Blanchotte, on jasait déjà dans le pays. Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait assidûment à l’école et passait au milieu de ses camarades fort digne, sans leur répondre jamais.

Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier lui dit : "Tu as menti, tu n’as pas un papa qui s’appelle Philippe. — Pourquoi ça ?" demanda Simon très ému. Le gars se frottait les mains. Il reprit : "Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman." Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement, néanmoins il répondit : « C’est mon papa tout de même. — Ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n’est pas ton papa tout à fait". Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêveur du côté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.

Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait très sombre ; seule, la lueur rouge d’un foyer formidable éclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés sur le fer ardent qu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec leurs marteaux. Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s’interrompit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs. Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de Simon.

"Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude qui m’a conté tout à l’heure que tu n’étais pas mon papa tout à fait. — Pourquoi ça ? demanda l’ouvrier. L’enfant répondit avec toute sa naïveté : "Parce que tu n’es pas le mari de maman". Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux, attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée de tous, dit à Philippe : " C’est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnête homme. — Ça, c’est vrai, dirent les trois autres. L’ouvrier continua : — Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On lui avait promis mariage, et j’en connais plus d’une qu’on respecte bien aujourd’hui et qui en a fait tout autant. — Ça, c’est vrai, répondirent en chœur les trois hommes. Il reprit : « Ce qu’elle a peiné, la pauvre, pour élever son gars toute seule, et ce qu’elle a pleuré depuis qu’elle ne sort plus que pour aller à l’église, il n’y a que le bon Dieu qui le sait. — C’est encore vrai", dirent les autres.

Alors on n’entendit plus que le soufflet qui activait le feu du foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon : "Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir." Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules. Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteaux retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de même que le bourdon d’une cathédrale résonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dans les étincelles. Le ciel était plein d’étoiles quand il vint frapper à la porte de la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise fraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil et lui dit d’un air peiné : « C’est mal de venir ainsi la nuit tombée, monsieur Philippe. » Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle. Elle reprit : « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plus que l’on parle de moi. » Alors, lui, tout à coup : "Qu’est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être ma femme !"

Aucune voix ne lui répondit, mais il crut entendre dans l’ombre de la chambre le bruit d’un corps qui s’affaissait. Il entra bien vite ; et Simon, qui était couché dans son lit, distingua le son d’un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas. Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami, et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d’hercule, lui cria : " Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa c’est Philippe Remy, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te feront du mal". Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres tremblantes : « Mon papa, dit-il d’une voix claire, c’est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal. » Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c’était un papa, celui-là, dont tout le monde eût été fier.

1er décembre 1879

La dot

Personne ne s’étonna du mariage de maître Simon Lebrument avec Mlle Jeanne Cordier. Maître Lebrument venait d’acheter l’étude de notaire de maître Papillon ; il fallait, bien entendu, de l’argent pour la payer ; et Mlle Jeanne Cordier avait trois cent mille francs liquides, en billets de banque et en titres au porteur. Maître Lebrument était un beau garçon, qui avait du chic, un chic notaire, un chic province, mais enfin du chic, ce qui était rare à Boutigny-le-Rebours. Mlle Cordier avait de la grâce et de la fraîcheur, de la grâce un peu gauche et de la fraîcheur un peu fagotée ; mais c’était, en somme, une belle fille désirable et fêtable. La cérémonie d’épousailles mit tout Boutigny sens dessus dessous. On admira fort les mariés, qui rentrèrent cacher leur bonheur au domicile conjugal, ayant résolu de faire tout simplement un petit voyage à Paris après quelques jours de tête-à-tête. Il fut charmant ce tête-à-tête, maître Lebrument ayant su apporter dans ses premiers rapports avec sa femme une adresse, une délicatesse et un à-propos remarquables. Il avait pris pour devise : « Tout vient à point à qui sait attendre. » Il sut être en même temps patient et énergique. Le succès fut rapide et complet. Au bout de quatre jours, Mme Lebrument adorait son mari. Elle ne pouvait plus se passer de lui, il fallait qu’elle l’eût tout le jour près d’elle pour le caresser, l’embrasser, lui tripoter les mains, la barbe, le nez, etc.

Elle s’asseyait sur ses genoux, et, le prenant par les oreilles, elle disait : « Ouvre la bouche et ferme les yeux. » Il ouvrait la bouche avec confiance, fermait les yeux à moitié, et il recevait un bon baiser bien tendre, bien long, qui lui faisait passer de grands frissons dans le dos. Et à son tour il n’avait pas assez de caresses, pas assez de lèvres, pas assez de mains, pas assez de toute sa personne pour fêter sa femme du matin au soir et du soir au matin. Une fois la première semaine écoulée, il dit à sa jeune compagne : - Si tu veux, nous partirons pour Paris mardi prochain. Nous ferons comme les amoureux qui ne sont pas mariés, nous irons dans les restaurants, au théâtre, dans les cafés-concerts, partout, partout. Elle sautait de joie. — Oh ! oui, oh ! oui, allons-y le plus tôt possible. Il reprit : — Et puis, comme il ne faut rien oublier, préviens ton père de tenir ta dot toute prête ; je l’emporterai avec nous et je paierai par la même occasion maître Papillon. Elle prononça : — Je le lui dirai demain matin. Et il la saisit dans ses bras pour recommencer ce petit jeu de tendresse qu’elle aimait tant, depuis huit jours.

Le mardi suivant, le beau-père et la belle-mère accompagnèrent à la gare leur fille et leur gendre qui partaient pour la capitale. Le beau-père disait : — Je vous jure que c’est imprudent d’emporter tant d’argent dans votre portefeuille. Et le jeune notaire souriait. — Ne vous inquiétez de rien, beau-papa, j’ai l’habitude de ces choses-là. Vous comprenez que, dans ma profession, il m’arrive quelquefois d’avoir près d’un million sur moi. De cette façon, au moins, nous évitons un tas de formalités et un tas de retards. Ne vous inquiétez de rien. L’employé criait : — Les voyageurs pour Paris en voiture ! Ils se précipitèrent dans un wagon où se trouvaient deux vieilles dames. Lebrument murmura à l’oreille de sa femme : — C’est ennuyeux, je ne pourrai pas fumer. Elle répondit tout bas : — Moi aussi, ça m’ennuie bien, mais ça n’est pas à cause de ton cigare. Le train siffla et partit. Le trajet dura une heure, pendant laquelle ils ne dirent pas grand-chose, car les deux vieilles femmes ne dormaient point. Dès qu’ils furent dans la cour de la gare Saint-Lazare, maître Lebrument dit à sa femme : — Si tu veux, ma chérie, nous allons d’abord déjeuner au boulevard, puis nous reviendrons tranquillement chercher notre malle pour la porter à l’hôtel.

Elle y consentit tout de suite : — Oh oui, allons déjeuner au restaurant. Est-ce loin ? Il reprit : — Oui, un peu loin, mais nous allons prendre l’omnibus. Elle s’étonna : — Pourquoi ne prenons-nous pas un fiacre ? Il se mit à la gronder en souriant : — C’est comme ça que tu es économe, un fiacre pour cinq minutes de route, six sous par minute, tu ne te priverais de rien. — C’est vrai, dit-elle, un peu confuse. Un gros omnibus passait, au trot des trois chevaux. Lebrument cria : — Conducteur ! eh ! conducteur ! La lourde voiture s’arrêta. Et le jeune notaire, poussant sa femme, lui dit, très vite : — Monte dans l’intérieur, moi je grimpe dessus pour fumer au moins une cigarette avant mon déjeuner. Elle n’eut pas le temps de répondre ; le conducteur, qui l’avait saisie par le bras pour l’aider à escalader le marchepied, la précipita dans sa voiture, et elle tomba, effarée, sur une banquette, regardant avec stupeur, par la vitre de derrière, les pieds de son mari qui grimpait sur l’impériale. Et elle demeura immobile entre un gros monsieur qui sentait la pipe et une vieille femme qui sentait le chien

Tous les autres voyageurs, alignés et muets — un garçon épicier, une ouvrière, un sergent d’infanterie, un monsieur à lunettes d’or coiffé d’un chapeau de soie aux bords énormes et relevés comme des gouttières, deux dames à l’air important et grincheux, qui semblaient dire par leur attitude : « Nous sommes ici, mais nous valons mieux que ça », — deux bonnes sœurs, une fille en cheveux et un croque-mort, — avaient l’air d’une collection de caricatures, d’un musée des grotesques, d’une série de charges de la face humaine, semblables à ces rangées de pantins comiques qu’on abat, dans les foires, avec des balles. Les cahots de la voiture ballottaient un peu leurs têtes, les secouaient, faisaient trembloter la peau flasque des joues ; et, la trépidation des roues les abrutissant, ils semblaient idiots et endormis. La jeune femme demeurait inerte : — Pourquoi n’est-il pas venu avec moi ? se disait-elle. Une tristesse vague l’oppressait. Il aurait bien pu, vraiment, se priver de cette cigarette. Les bonnes sœurs firent signe d’arrêter, puis elles sortirent l’une devant l’autre, répandant une odeur fade de vieille jupe. On repartit, puis on s’arrêta de nouveau. Et une cuisinière monta, rouge, essoufflée. Elle s’assit et posa sur ses genoux son panier aux provisions. Une forte senteur d’eau de vaisselle se répandit dans l’omnibus. — C’est plus loin que je n’aurais cru, pensait Jeanne. Le croque-mort s’en alla et fut remplacé par un cocher qui fleurait l’écurie. La fille en cheveux eut pour successeur un commissionnaire dont les pieds exhalaient le parfum de ses courses.

La notairesse se sentait mal à l’aise, écœurée, prête à pleurer sans savoir pourquoi. D’autres personnes descendirent, d’autres montèrent. L’omnibus allait toujours par les interminables rues, s’arrêtait aux stations, se remettait en route. — Comme c’est loin ! se disait Jeanne. Pourvu qu’il n’ait pas eu une distraction, qu’il ne soit pas endormi ! Il s’est bien fatigué depuis quelques jours. Peu à peu tous les voyageurs s’en allaient. Elle resta seule, toute seule. Le conducteur cria : — Vaugirard ! Comme elle ne bougeait point, il répéta : — Vaugirard ! Elle le regarda, comprenant que ce mot s’adressait à elle, puisqu’elle n’avait plus de voisins. L’homme dit, pour la troisième fois : — Vaugirard ! Alors elle demanda : — Où sommes-nous ? Il répondit d’un ton bourru : — Nous sommes à Vaugirard, parbleu, voilà vingt fois que je le crie. — Est-ce loin du boulevard ? dit-elle. — Quel boulevard ? — Mais le boulevard des Italiens. — Il y a beau temps qu’il est passé ! — Ah ! Voulez-vous bien prévenir mon mari ? — Votre mari ? Où ça ? — Mais sur l’impériale.

— Sur l’impériale ! v’là longtemps qu’il n’y a plus personne. Elle eut un geste de terreur. — Comment ça ? Ce n’est pas possible. Il est monté avec moi. Regardez bien ; il doit y être ! Le conducteur devenait grossier : — Allons, la p’tite, assez causé, un homme de perdu, dix de retrouvés. Décanillez, c’est fini. Vous en trouverez un autre dans la rue. Des larmes lui montaient aux yeux, elle insista : — Mais, monsieur, vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il avait un gros portefeuille sous le bras. L’employé se mit à rire : — Un gros portefeuille. Ah ! oui, il est descendu à la Madeleine. C’est égal, il vous a bien lâchée, ah ! ah ! ah !... La voiture s’était arrêtée. Elle en sortit, et regarda, malgré elle, d’un mouvement instinctif de l’œil, sur le toit de l’omnibus. Il était totalement désert. Alors elle se mit à pleurer et tout haut, sans songer qu’on l’écoutait et qu’on la regardait, elle prononça : — Qu’est-ce que je vais devenir ? L’inspecteur du bureau s’approcha : — Qu’y a-t-il ? Le conducteur répondit d’un ton goguenard : — C’est une dame que son époux a lâchée en route. L’autre reprit : — Bon, ce n’est rien, occupez-vous de votre service. Et il tourna les talons.

Alors, elle se mit à marcher devant elle, trop effarée, trop affolée pour comprendre même ce qui lui arrivait. Où allait-elle aller ? Qu’allait-elle faire ? Que lui était-il arrivé à lui ? D’où venaient une pareille erreur, un pareil oubli, une pareille méprise, une si incroyable distraction ? Elle avait deux francs dans sa poche. À qui s’adresser ? Et, tout d’un coup, le souvenir lui vint de son cousin Barral, sous-chef de bureau à la Marine. Elle possédait juste de quoi payer la course du fiacre ; elle se fit conduire chez lui. Et elle le rencontra comme il partait pour son ministère. Il portait, ainsi que Lebrument, un gros portefeuille sous le bras. Elle s’élança de sa voiture. — Henry ! cria-t-elle. Il s’arrêta stupéfait : — Jeanne ?... ici ?... toute seule ?... Que faites-vous, d’où venez-vous ? Elle balbutia, les yeux pleins de larmes. — Mon mari s’est perdu tout à l’heure. — Perdu, où ça ? — Sur un omnibus. — Sur un omnibus ?... Oh !... Et elle lui conta en pleurant son aventure. Il l’écoutait, réfléchissant. Il demanda : — Ce matin, il avait la tête bien calme ? — Oui. — Bon. Avait-il beaucoup d’argent sur lui ? — Oui, il portait ma dot.

— Votre dot ?... tout entière ? — Tout entière... pour payer son étude tantôt. — Eh bien, ma chère cousine, votre mari, à l’heure qu’il est, doit filer sur la Belgique. Elle ne comprenait pas encore. Elle bégayait. — ... Mon mari... vous dites ?... — Je dis qu’il a raflé votre... votre capital... et voilà tout. Elle restait debout, suffoquée, murmurant : — Alors c’est... c’est... c’est un misérable !... Puis, défaillant d’émotion, elle tomba sur le gilet de son cousin, en sanglotant. Comme on s’arrêtait pour les regarder, il la poussa, tout doucement, sous l’entrée de sa maison, et, la soutenant par la taille, il lui fit monter son escalier ; et comme sa bonne interdite ouvrait la porte, il commanda : — Sophie, courez au restaurant chercher un déjeuner pour deux personnes. Je n’irai pas au ministère aujourd’hui.

9 septembre 1884

Fiacre

voiture à cheval conduite par un cocher (ancêtre du taxi)