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Le Singe de Stephen King

Margot Laurencin

Created on October 12, 2021

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Transcript

Le singe

extrait du recueil Brume

de Stephen King

L'auteur en bref...

Stephen King

Auteur américain (né en 1947). Maître incontesté du suspense et du genre de l'horreur américain. Il est reconnu notamment pour ces nombreux romans comme Ça (paru en 1986) ou encore Carrie (paru en 1974). Chez Stephen King, un rien dérape, et le décor qui nous était familier prend soudain un avant-goût d'apocalypse.

Que vas-tu lire ?

Le singe

Vous ne verrez plus jamais les jouets de la même façon...

Parution : 1985, dans le recueil de nouvelles Brume (Skeleton Crew) Dans la maison des Shelburn, le vent s'engouffre à travers la charpente du toit avec un sifflement angoissant. Dans un coin du grenier, au fond d'un carton, les enfants retrouvent un jouet étrange. Un singe mécanique qui lance déjà ce sourire grimaçant qu'Hal connaît si bien... Il va bientôt revivre ses cauchemars d'antan. L'enfer recommence !

Lorsque Hal Shelburn le vit, lorsque son fils Dennis le sortit du carton Ralston-Purina moisi qui avait été poussé très loin sous une avancée du toit dans le grenier, il fut saisi d'un tel sentiment d'horreur et d'incrédulité qu'un instant il crut qu'il allait pousser un hurlement. Comme pour le ravaler, il porta son poing à sa bouche... et se contenta de tousser. Terry et Dennis ne remarquèrent rien mais Petey jeta un regard curieux autour de lui. - Ça, c'est chouette, déclara Dennis, la voix pleine d'une admiration respectueuse. L'enfant ne s'était pas adressé à son père sur ce ton-là depuis bien longtemps. Dennis avait douze ans. - Qu'est-ce que c'est ? demanda Petey. (Il lança un nouveau coup d'oeil à son père avant de revenir, fasciné, sur ce qu'avait trouvé son grand frère.) Qu'est- ce que c'est, papa ? - C'est un singe, couillon, répondit Dennis. T'en as jamais vu ? - Ne traite pas ton frère de couillon, intervint Terry machinalement en fouillant dans un carton plein de rideaux. (Ils étaient poisseux de moisissure et elle les lâcha aussitôt.) Pouah! - Est-ce que je peux le prendre, papa ? demanda Petey. Il avait neuf ans. - Et quoi encore ? s'écria Dennis. C'est moi qui l'ai trouvé ! - Hé, les garçons, s'il vous plaît, intervint Terry. Vous me donnez la migraine. Hal les entendait à peine. Le singe, entre les mains de son fils aîné, lui jetait ce sourire grimaçant qu'il connaissait bien. Celui-là même qui avait hanté les cauchemars de son enfance, qui les avait hantés jusqu'à ce qu'il... Dehors s'éleva une bourrasque glacée et des lèvres décharnées sifflèrent longuement une note de vieille gouttière rouillée. Petey se rapprocha de son père. Il observait avec inquiétude la charpente grossière hérissée de têtes de clous. - Qu'est-ce que c'était, papa ? demanda-t-il. Le sifflement se mourut en un bourdonnement grave. - Le vent, tout simplement, répondit Hal sans quitter le singe des yeux. Les cymbales, dans la lumière avare de l'unique ampoule, croissants de cuivre plutôt que cercles pleins, restaient immobiles, à quelque trente centimètres d'écart. - Le vent siffle mais il ne connaît pas la musique, ne put-il s'empêcher d'ajouter. Et il réalisa qu'il s'agissait d'une de ces petites phrases qu'affectionnait oncle Will.

La note revint. Des rafales de vent déferlaient de Crystal Lake en longs vrombissements graves s'engouffraient par vagues dans la gouttière. Une demi-douzaine de souffles glacés frappèrent Hal en plein visage. Seigneur, cet endroit ressemblait tant au débarras situé à l'arrière de la maison de Hartford ! Il lui semblait qu'ils avaient tous été transportés trente ans plus tôt. Il ne faut pas que j'y pense. Mais, bien entendu, il ne pouvait penser qu'à ça. Le débarras où j'avais trouvé ce foutu singe exactement dans le même carton. Avançant à croupetons sous la pente raide du toit, Terry s'était éloignée pour fouiller dans une cagette remplie de bric-à-brac. - Je n'aime pas ça, dit Petey en cherchant la main de Hal. Dennis peut l'prendre si y veut. On y va, papa? - T'as peur des fantômes, espèce de trouillard ? se moqua Dennis. - Ça suffit, Dennis, lança Terry d'un air absent. Elle avait déniché un plat à gâteaux à motif chinois. - C'est joli, ça. C'est... Hal venait de s'apercevoir que Dennis avait découvert dans le dos du singe la clé qui permettait de le remonter. Battant de ses ailes noires, la terreur fondit sur lui. - Ne touche pas à ça ! Ça lui était venu plus brutalement qu'il ne l'aurait souhaité et il avait arraché le singe des mains de Dennis avant même de réaliser ce qu'il faisait. Dennis se tourna vers lui, sidéré. Terry elle aussi le regarda par-dessus sont épaule et Petey leva les yeux. Pendant un moment ils firent tous silence; et le vent siffla à nouveau, très faiblement cette fois, comme un appel déplaisant. - C'est qu'il est certainement cassé, expliqua Hal. Il était toujours cassé... sauf quand il décidait de ne plus l'être. - C'était pas une raison pour me l'arracher, râla Dennis. - La ferme, Dennis ! Celui-ci battit des paupières et, l'espace d'un instant, il eut presque l'air malheureux. Il y avait bien longtemps que Hal ne lui avait pas parlé si durement. Pas depuis qu'il avait perdu son emploi à la National Aerodyne, deux ans auparavant, et qu'ils avaient dû quitter la Californie pour s'installer au Texas. Dennis décida de ne pas faire d'histoires... pas pour l'instant en tout cas. Il se remit à fouiner dans le carton Ralston-Purina mais il n'y restait qu'un fouillis sans intérêt. Des jouets éventrés, ressorts et rembourrage à l'air.

Le vent était plus fort à présent. Il ne sifflait plus; il ululait. Le grenier se mit à craquer doucement; on aurait cru entendre des pas. - Allez, papa, implora Petey à peine assez haut pour que son père puisse l'entendre. - D'accord. Terry, on y va. - Je n'ai pas fini... - On y va, tu as entendu ! A son tour elle sembla stupéfaite. Ils occupaient deux chambres contigues dans un motel. A 10 heures les garçons dormaient dans la leur; Terry s'était endormie elle aussi. Pendant le voyage du retour elle avait pris deux Valium. Pour se calmer et prévenir la migraine. Elle en absorbait beaucoup ces derniers temps. Ca avait commencé à peu près quand la National Aerodyne avait licencié Hal. Depuis deux ans il travaillait chez Texas Instruments... pour quatre mille dollars de moins sur l'année, mais au moins il travaillait. Il répétait souvent à Terry qu'ils avaient de la chance. Elle acquiesçait. "Il y a des tas de dessinateurs industriels au chômage.", disait-il. Elle acquiesçait. "L'entreprise d'Arnette n'est pas plus mal que celle de Fresno", ajoutait-il. Elle acquiesçait toujours mais il savait bien qu'elle n'était pas convaincue. En plus, il perdait le contact avec Dennis. Il sentait que le gosse s'éloignait, qu'il manifestait très tôt un grand désir d'évasion - salut, Dennis, adieu, étranger, ca a été chouette de faire ce bout de chemin avec toi. Terry pensait que le gamin fumait de l'herbe. Elle en avait plusieurs fois reconnu l'odeur. " Il faut que tu lui parles, Hal." A son tour il acquiesçait mais jusque-là il n'en avait encore rien fait. Les garçons dormaient, Terry aussi. Hal se rendit à la salle de bains, ferma la porte à clé, s'assit sur l'abattant des W.-C. et contempla le singe. Il l'avait en horreur, cette peluche brune et douce, râpée par endroits. Il détestait son sourire - ce singe a un vrai sourire de nègre, avait dit une fois oncle Will, mais il ne souriait pas comme un nègre ou qui que ce soit d'humain. Son sourire était tout en dents et si on tournait la clé ses lèvres se mettaient à bouger, ses dents semblaient plus grandes, comme des dents de vampire, ses lèvres se tordaient et les cymbales se mettaient en branle - singe odieux, odieux singe mécanique, odieux, odieux. Il le laissa tomber. Ses mains tremblaient et il l'avait laissé tomber. La clé cliqueta sur le carrelage de la salle de bains. Ce bruit lui parut très fort dans le silence. Le singe lui souriait, ses yeux d'ambre sombre fixés sur lui, des yeux de poupée, pleins de gaieté stupide, ses cymbales de cuivre prêtes à s'entrechoquer pour scander la marche de quelque fanfare venue de l'enfer. Sur son socle était inscrit MADE IN HONG KONG. - Ce n'est pas possible que tu sois là, murmura-t-il. Je t'ai jeté dans le puits quand j'avais neuf ans. Le singe lui souriait. Dehors, dans la nuit, une noire bourrasque de vent secoua le motel.

Bill, le frère de Hal, et sa femme Collette les retrouvèrent chez oncle Will et tante Ida. - Ça t'a jamais traversé l'esprit qu'un décès dans la famille est une sale occasion pour renouer les liens ? lui demanda Bill avec un drôle de petit sourire. On l'avait prénommé ainsi en l'honneur de l'oncle Will. "Will et Bill, les as du rodéééo", avait coutume de dire oncle Will en lui ébouriffant les cheveux. C'était une de ces petites phrases qu'il aimait à répéter... comme "le vent siffle mais il ne connaît pas la musique". Oncle Will était mort six ans plus tôt et tante Ida avait vécu là, toute seule, jusqu'à ce qu'une attaque l'emporte, il y avait de ça une semaine. "Sans crier gare", avait dit Bill quand il avait appelé Hal pour lui annoncer la nouvelle. Comme s'il en savait quelque chose ; comme si quiconque pouvait savoir. Elle était morte, dans une solitude totale. - Ouais, répondit Hal, j'y ai pensé. Ils firent ensemble le tour de la maison, cette maison où ils avaient passé la fin de leur enfance. Leur père, un navigant de la marine marchande, avait disparu un jour - ils étaient tout jeunes encore - comme s'il avait été effacé de la surface de la terre ; Bill prétendait s'en rappeler vaguement mais, pour sa part, Hal n'en gardait aucun souvenir. Leur mère était morte quand Bill avait dix ans et Hal huit. Tante Ida les avait ramenés depuis Hartford par l'autocar Greyhound ; c'est ici qu'ils avaient grandi jusqu'à leur départ pour l'université. C'est à cet endroit qu'ils pensaient quand ils avaient la nostalgie de l'enfance. Bill n'avait pas quitté le Maine et avait monté à Portland un cabinet juridique aujourd'hui prospère. Hal s'aperçut que Petey s'était éloigné vers le buisson de mûriers qui formait un enchevêtrement inextricable sur le côté est de la maison. - Ne va pas par là, Petey ! s'écria-t-il. Petey se retourna, étonné. Hal fut submergé par l'évidence de l'amour qu'il portait à son fils... et il repensa tout à coup au singe. - Pourquoi, papa ? - L'ancien puits se trouve quelque part par là, intervint Bill, J'sais pas où exactement. Ton père a raison, Petey, t'approche pas de ce coin. Y a bien trop d'épines. Pas vrai, Hal ? - Ouais, répondit celui-ci machinalement. Sans se retourner, Petey se dirigea vers la petite plage de galets. Dennis y était déjà, occupé à faire des ricochets. Le poids qui écrasait la poitrine de Hal se fit alors un peu moins lourd.

Bill avait peut-être oublié où était le vieux puits mais, à la fin de l'après-midi, Hal le retrouva sans la moindre hésitation en se frayant un chemin à travers les ronciers qui déchiraient sa vieille veste de flanelle et s'acharnaient sur ses yeux. Le souffle court, il s'immobilisa devant les planches gauchies et pourries qui le recouvraient. Après un instant d'hésitation, il s'agenouilla - ses genoux claquèrent comme des coups de feu - et repoussa deux d'entre elles. Du fond de cette humide gorge de pierres un visage de noyé le contemplait, les yeux grands ouverts, la bouche grimaçante. Une plainte lui échappa. Elle était faible, mais au fond de son coeur elle éclata violemment. C'était son propre visage qu'il voyait dans l'eau sombre. Pas celui du singe. Pendant un instant il avait cru que c'était celui du singe. Il tremblait. Tout son corps tremblait. Je l'ai jeté dans le puits. Je l'ai jeté dans le puits, ô mon Dieu ! ne me laissez pas sombrer dans la folie, je l'ai jeté dans le puits. Celui-ci s'était asséché l'été de la mort de Johnny McCabe, l'année qui avait suivi l'arrivée de Bill et Hal chez oncle Will et tante Ida. Oncle Will avait emprunté de l'argent à la banque pour faire creuser un puits artésien et le fouillis de ronces avait fait disparaître l'ancien. Le puits asséché. Mais l'eau était revenue. Comme le singe. Cette fois-ci, il ne chasserait pas les souvenirs. Hal s'assit là, impuissant, les laissa remonter, essayant seulement de les accompagner, de les chevaucher comme un surfeur sur une vague géante qui l'écrasera s'il tombe de sa planche, essayant simplement de les traverser jusqu'à ce qu'ils se soient à nouveau estompés. Il était venu là à la fin de l'été de la mort de Johnny McCabe en se frayant un chemin parmi les ronces couvertes de mûres ; leur odeur lourde l'avait écoeuré. Personne ne les cueillait jamais sauf parfois tante Ida qui prenait les plus accessibles, en bordure de buissons, et en ramenait une poignée dans son tablier. Au plus épais de l'enchevêtrement, les fruits avaient dépassé le stade de la maturité, certains pourrissaient déjà, exsudant un liquide blanc épais comme du pus ; sous ses pieds, dans l'herbe haute, les criquets lançaient leur crissement obsédant et sans fin : criii, criii, criii... Les épines l'avaient égratigné, faisant sourdre des gouttelettes de sang sur ses joues et ses bras nus. Il n'avait pas tenté de se protéger. La terreur l'aveuglait - à tel point qu'il avait failli trébucher sur les planches pourries qui obstruaient le puits ; il était passé à deux doigts de la chute qui aurait pu le précipiter dix mètres plus bas, sur le fond boueux. Il avait fait tournoyer ses bras pour retrouver l'équilibre et s'était déchiré davantage encore sur les ronces. C'est à cause de ce souvenir-là qu'il avait rappelé Petey si sèchement.

C'était le jour de la mort de Johnny Mc Cabe, son meilleur ami. Ce jour-là, Johnny avait grimpé jusqu'à la cabane qu'il s'était construite dans un arbre au fond de son jardin. Ils en avaient passé des heures, ensemble, cet été-là, à jouer aux pirates, à observer sur le lac des galions imaginaires, à faire tonner des canons, à prendre des ris dans les voiles (ils ne savaient d'ailleurs pas très bien ce que ça voulait dire), à préparer des abordages ! Johnny était monté dans l'arbre par l'échelle comme des milliers de fois auparavant et le dernier barreau avant la trappe d'accès à la cabane avait cédé sous ses mains; il avait fait une chute de dix mètres et il s'était brisé la nuque, tout ça par la faute du singe, de ce singe, ce maudit singe; quand le téléphone avait sonné, quand la bouche de tante Ida s'était ouverte d'un seul coup et avait formé un O horrifié parce que Milly, son amie du bas de la rue, venait de lui apprendre la nouvelle, quand elle avait dit: "Viens me rejoindre sous le porche, Hal, j'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer...", il avait pensé, étreint par un sentiment d'incontrôlable terreur: Le singe ! qu'a encore fait ce singe ? Aucun reflet de son visage ne s'était imprimé au fond du puits le jour où il avait jeté le singe ; il n'y avait que des pavés et une boue fétide. Il avait contemplé le singe qui gisait sur l'herbe drue entre les enchevêtrements de mûriers, ses cymbales immobilisées, son large sourire grimaçant dans sa bouche lippue, sa fourrure râpée, miteuse, arrachée par plaques, ses yeux vitreux. - Je te déteste, avait-il sifflé entre ses dents. (Il avait serré dans sa main le corps détestable, avait senti crisser la peluche élimée. Il souriait pendant qu'il le tenait face à lui.) Vas-y, lui avait-il lancé, provocateur, et pour la première fois de la journée il avait fondu en larmes. Il l'avait secoué. Les cymbales avaient imperceptiblement tremblé. Comme un ver, le singe pourrissait tout ce qui était bon. Tout. - Allez, vas-y, fais-les sonner ! fais - les sonner ! Le singe avait continué à sourire. - Vas-y, fais-les sonner ! s'était-il écrié d'une voix maintenant hystérique. Trouillard, trouillard, vas-y, fais-les sonner ! J'te défie d'le faire, j'suis sûr que t'oseras pas. Ses yeux d'un brun jaune. Son large sourire réjoui. Alors, fou de colère et de terreur, il l'avait précipité au fond du puits. Il l'avait vu pirouetter, acrobate grotesque exécutant son numéro, et le soleil avait fait luire une dernière fois les cymbales. Il avait heurté le fond avec un bruit sourd et le choc avait sans doute enclenché le mécanisme, car soudain les cymbales s'étaient mises en branle. Le claquement ténu, régulier et entêté était monté jusqu'à ses oreilles, comme un écho venu de l'au-delà par la gorge de pierre du puits mort : dzing-dzing-dzing-dzing...

Hal avait plaqué sa main sur sa bouche; un instant il avait cru le voir, là au fond - ce n'était peut-être qu'un effet de son imagination -, gisant dans la boue, ses yeux flamboyant de colère fixés sur le petit visage rond de l'enfant qui l'observait à la dérobée par la bouche du puits ( comme s'il voulait marquer ce visage pour toujours ), ses lèvres s'entrouvrant et se refermant sur son sourire grimaçant, ses cymbales s'entrechoquant, drôle de singe de mécanique. Dzing - dzing - dzing - dzing, qui est mort ? Dzing - dzing - dzing - dzing, est-ce que c'est Johnny McCabe qui est tombé les yeux grands ouverts, qui a fait sa propre pirouette quand il a fendu l'air de ce si bel été, les mains toujours crispées sur l'échelon cassé, pour se briser sur le sol dans un claquement sec et brutal, le sang giclant par son nez, sa bouche et ses yeux grands ouverts ? C'est Johnny, Hal ? C'est Johnny ou c'est toi ? En gémissant, Hal avait repoussé les planches sur le trou; il s'était enfoncé des échardes dans les mains mais ça ne comptait pas ; s'en était-il aperçu sur le coup ? Toutefois, malgré les planches, il avait continué à entendre le bruit, assourdi maintenant et, curieusement, plus insuppportable encore ; en bas, dans l'obscurité au visage de pierre, il faisait claquer ses cymbales en agitant par saccades son corps répugnant, et le bruit parvenait au garçon comme dans un cauchemar. Dzing - dzing -dzing - dzing, qui est mort cette fois ? Il s'était frayé avec difficulté un chemin à travers les ronciers qui s'agrippaient à lui. Les épines avaient tracé à vif sur son visage des lignes de sang frais, des boules de bardane s'étaient accrochées aux revers de ses jeans ; à un moment il s'était même étalé de tout son long. Et dans ses oreilles retentissait toujours ce claquement, comme s'il était lancé à sa poursuite. Oncle Will l'avait découvert bien plus tard, en larmes, assis sur un vieux pneu du garage ; il avait pensé que Hal pleurait la mort de son meilleur ami. C'était vrai ; mais il pleurait aussi sous le choc de la terreur qu'il avait éprouvée. Il avait jeté le singe au fond du puits dans l'après-midi. Ce soir-là, alors que le crépuscule tombait sur le brouillard luisant qui recouvrait le sol comme un manteau, une voiture lancée trop vivement pour la visibilité réduite avait écrasé le chat de tante Ida et poursuivi sa route. Devant les entrailles répandues de l'animal, Bill s'était mis à vomir tandis que tante Ida sanglotait - la mort de son chat, après ce qui était arrivé au petit McCabe, avait provoqué chez elle une crise de larmes quasiment hystérique et il avait fallu près de deux heures à oncle Will pour réussir à la calmer tout à fait - mais Hal s'était contenté de se détourner, le visage pâle et fermé, comme s'il était à des miles de là. Son coeur était empli d'une jubilation glacée. Ça n'avait pas été son tour. Ça avait été celui du chat de tante Ida, pas le sien, ni celui de son frère Bill ou d'oncle Will ( les deux as du rodéééo).

Et maintenant, ils étaient débarrassés du singe ; il avait disparu au fond du puits, et ce n'était pas trop cher payé qu'un chat miteux aux oreilles galeuses. S'il voulait encore faire claquer ses cymbales infernales, qu'il le fasse ! Il pouvait bien les frapper et les faire sonner pour les punaises et les cafards, ces créatures noires et rampantes qui vivaient dans le boyau minéral du puits. Ses rouages, ses engrenages et ses ressorts hais allaient rouiller en bas. Il allait mourir. Dans l'obscurité et la boue. Les araignées tisseraient son linceul. Mais...il était de retour. Lentement, Hal recouvrit le puits, comme il l'avait fait ce jour-là, et dans ses oreilles résonna l'écho fantomatique des cymbales du singe : dzing - dzing - dzing - dzing, qui est mort Hal ? Est-ce Terry ? ou bien Dennis ? Est-ce que c'est Petey, Hal ? C'est lui que tu préfères, n'est-ce pas ? Est-ce que c'est lui ? Dzing - dzing - dzing... - Pose ça ! Petey sursauta et laissa tomber le singe ; l'espace d'un insupportable instant, Hal crut que ça y était, que le choc allait déclencher le mécanisme, que les cymbales allaient se mettre à battre et à claquer. - Tu m'as fait peur, papa ! - Excuse-moi. Je voulais seulement... Je ne veux pas que tu joues avec ça. Les autres étaient allés au cinéma ; il avait pensé qu'il serait de retour au motel avant eux. Mais il s'était attardé plus longtemps qu'il ne l'avait cru ; les vieux souvenirs détestés semblaient vivre dans un espace temporel éternel qui leur était propre. Il avait trouvé Terry assise à côté de Dennis ; elle regardait le feuilleton Les Péquenots de Beverly Hills à la télévision. L'attention hébétée qu'elle portait à ces images altérées par le temps révélait une récente prise de Valium. Dennis était plongé dans la lecture d'un magazine de rock qui affichait Culture Club en couverture. Petey, assis en tailleur sur le tapis, jouait avec le singe. - De toute façon il ne marche pas, dit Petey. Voilà donc pourquoi Dennis le lui a laissé. Cette pensée laissa Hal honteux et furieux contre lui-même. Il ressentait de plus en plus souvent une irrépressible hostilité envers Dennis mais, après coup, il se sentait vil et mesquin... désespéré. - Non, répondit-il. Il est trop vieux. Je vais le jeter. Il tendait la main et Petey, l'air troublé, le lui remit. - P'pa est en train de devenir complètement schizo, lança Dennis à sa mère.

Sans prendre le temps de réfléchir, tenant toujours à la main le singe qui semblait grimacer son approbation, Hal traversa la pièce. Il saisit Dennis par sa chemise et le souleva de son fauteuil. On entendit quelque chose se déchirer. L'expression choquée de Dennis était presque comique. Rock Wave tomba par terre. - Hé ! - Toi, viens avec moi, s'écria Hal sévèrement en entraînant son fils vers la pièce voisine. - Hal ! hurla presque Terry. Petey roulait des yeux ronds. Hal fit entrer Dennis dans la chambre. Il claqua la porte et envoya valser contre elle le garçon. Dennis commençait à avoir l'air effrayé. - Tu as une sacré grande gueule maintenant, lui dit Hal. - Lâche-moi ! Tu déchires ma chemise ! tu... A nouveau Hal plaqua violemment l'enfant contre la porte. - Oui, répéta-t-il, une sacrée grande gueule. C'est à l'école qu'on t'apprend ça ? A moins que ce ne soit là où tu te défonces ? Dennis s'empourpra, défiguré un moment par la honte. - Je ne serais pas dans cette école de merde si tu t'étais pas fait foutre à la porte ! éclata-t-il. Une fois encore Hal le précipita contre la porte. - J'ai pas été viré, j'ai été victime d'un licenciement économique, tu le sais bien, et j'ai pas besoin que tu m'emmerdes avec ça. T'as des problèmes ? T'es pas le seul. En tout cas ne me les balance pas dans la figure. Tu as de quoi manger. Tu as des fringues sur le cul. Tu as douze ans et c'est pas un gosse de douze ans qui... va m'emmerder... comme ça. Il scandait chaque phrase en tirant brutalement le garçon vers lui, jusqu'à ce que leurs nez se touchent presque, puis il le projetait à nouveau contre la porte. Pas suffisamment fort pour lui faire mal, mais assez pour que Dennis ait peur - son père n'avait pas levé la main sur lui depuis qu'ils étaient arrivés au Texas - et il se mit à pleurer et à hoqueter comme le jeune garçon braillard et en bonne santé qu'il était. - Allez, vas-y, frappe-moi ! lança-t-il à Hal, son visage tordu et rougi par plaques. Frappe-moi si ça peut te faire plaisir, je sais bien que tu me détestes !

- Tu sais bien que ce n'est pas vrai. Je t'aime fort, Dennis. Mais je suis ton père et tu vas me témoigner un peu plus de respect ou je te casse la figure. Dennis tenta de se dégager. Hal l'attira contre lui et l'enferma dans ses bras. Le garçon se débattit un moment puis il se laissa aller, le visage blotti contre la poitrine de son père, et pleura, épuisé. Depuis des années Hal n'avait plus entendu l'un de ses fils sangloter ainsi. Il ferma les yeux et s'aperçut qu'il était, lui aussi, à bout de forces. - Arrête, Hal ! Je ne sais pas ce que tu fais, mais arrête ! cria Terry en martelant la porte de ses poings. - Je ne vais pas le tuer, répondit-il. Fiche-nous la paix ! - Ne... - T'en fais pas, m'man, l'interrompit Dennis, d'une voix assourdie par la poitrine de son père. Après un temps de silence perplexe elle se décida à s'éloigner. Hal regarda à nouveau l'enfant. - J'm'excuse de t'avoir parlé comme ça, p'pa, lâcha Dennis sans conviction. - Bon, ça va. J'accepte tes excuses. La semaine prochaine, quand on sera de retour à la maison, je te laisserai deux ou trois jours avant de fouiller tes tiroirs, Dennis. Si l'un ou l'autre renferme quelque chose que tu ne souhaites pas que je vole, t'as intérêt à t'en débarrasser. Nouvelle bouffée de honte. Dennis baissa les yeux et, du revers de sa main, essuya une coulée de morve. - J' peux y aller maintenant ? demanda-t-il, renfrogné de nouveau. - Bien sûr, répondit Hal, et il le lâcha. Faut à tout prix que je l'emmène camper au printemps ; rien que nous deux. Pêcher un peu, comme oncle Will le faisait avec Bill et moi. Faut resserrer les liens. Essayer en tout cas. Il s'assit sur le lit dans la chambre désertée et contempla le singe. Vous ne serez plus jamais proches l'un de l'autre, Hal, semblait grimacer son sourire. Je te le garantis. Je suis de retour et je vais reprendre la situation en main, comme tu as toujours su que je le ferais un jour. Hal jeta le singe et posa la main sur ses yeux. Cette nuit-là, dans la salle de bains, Hal réfléchissait en se brossant les dents. Il était dans le même carton. Comment pouvait-il se trouver dans le même carton ?

Il fit un faux mouvement et sa brosse à dents lui blessa les gencives. Il eut un rictus de douleur. Il avait quatre ans, Bill six, la première fois qu'il avait vu le singe. Leur père si souvent absent avait acheté une maison à Hartford : elle était bien à eux, entièrement payée, avant qu'il ne meure ou ne disparaisse dans un trou quelque part dans le vaste monde, ou Dieu sait quoi d'autre. Leur mère était alors secrétaire à l'usine d'hélicoptères Holmes de Westville et, auprès des garçons, ou du moins, pendant la journée, auprès de Hal, car Bill était au cours préparatoire, c'était la valse des baby-sitters. Aucune d'elles ne restait bien longtemps. Elles tombaient enceinte et épousaient leur petit ami ou bien rentraient chez Holmes ou alors, un beau jour, Mme Shelburn découvrait qu'elles avaient bu un peu de madère réservé à la cuisine ou du cognac qu'elle gardait dans un buffet pour les grandes occasions. La plupart étaient assez stupides et semblaient n'avoir qu'un but dans la vie, manger et dormir. Aucune ne lisait d'histoires à Hal comme le faisait sa mère. Cet interminable hiver-là, la baby-sitter était une immense Noire très soignée prénommée Beulah. Elle déployait des trésors d'affection pour Hal quand sa mère était là mais n'hésitait pas à le pincer dès que celle-ci avait le dos tourné. Hal l'aimait bien malgré tout ; de temps en temps elle lui lisait l'un des récits hauts en couleur de ces magazines à l'eau de rose dont elle raffolait - "Alors pour la rousse voluptueuse, la mort s'en vint", entonnait-elle d'un ton sinistre dans le silence somnolent de l'après-midi et elle engouffrait un autre chocolat fourré de crème au beurre de cacahuètes pendant que Hal étudiait avec gravité les illustrations grenues en buvant une tasse de lait. L'affection qu'il éprouvait pour elle rendit plus tragique encore ce qui arriva. Il avait trouvé le singe par un jour de froid et nuageux de mars. La grêle frappait la vitre par intermittence ; Beulah était assoupie sur le canapé, un exemplaire du magazine Mon histoire ouvert sur sa poitrine superbe. Hal s'était glissé dans le débarras pour fouiller dans les affaires de son père. C'était un espace de rangement qui courait tout le long du côté gauche de la maison, au premier étage, espace inutilisé qui n'avait jamais été vraiment aménagé. On y entrait par une petite porte - un genre de trou de lapin - située dans la chambre des garçons dans le coin de Bill. Ils aimaient tous deux y pénétrer, même s'il était glacial en hiver et assez chaud en été pour faire couler de vos pores un plein seau de sueur. Long et étroit mais assez douillet tout compte fait, le débarras était rempli d'un bric-à-brac fascinant. Quand on croyait avoir tout vu, il en restait encore. Bill et Hal avaient passé des après-midi entiers là-dedans ; ils se parlaient à peine, sortaient des objets de leurs boîtes, les examinaient, les tournaient et les retournaient afin de se pénétrer de la réalité unique de chacun, puis ils les remettaient en place. Hal se demandait à présent s'ils n'avaient pas tenté ainsi, du mieux qu'ils le pouvaient, d'établir le contact avec le père disparu.

Titulaire d'un brevet de navigation, il avait travaillé dans la marine marchande et des monceaux de cartes marines étaient empilées dans le débarras ; sur certaines on avait dessiné de chouettes cercles ( avec le petit trou de la pointe du compas au centre de chacun d'eux). Il y avait vingt volumes d'un truc appelé Le Guide Barron de la navigation, une série de paires de jumelles brouillées qui vous faisaient les yeux brûlants et bizarres si vous regardiez dedans trop longtemps. Il y avait des objets pour touristes, souvenirs rapportés d'une douzaine d'escales - des poupées hawaïennes en caoutchouc, un chapeau melon en carton noir entouré d'un ruban déchiré sur lequel était écrit : T'AS VU MONTER PERSONNE, J'AI VU MONTE - CARLO, une boule de verre avec une petite tour Eiffel à l'intérieur. Il y avait des enveloppes contenant des timbres étrangers soigneusement classés, des pièces de monnaie de différents pays, des échantillons de roches rapportés de l'île Maui et de drôles de disques en langues étrangères - d'un noir aussi lisse qu'un miroir -, lourds et un peu inquiétants. Ce jour-là, alors que la grêle criblait le toit juste au-dessus de sa tête, Hal s'était glissé tout au fond du débarras, avait écarté un carton et en avait aperçu un autre juste derrière celui-là: un carton Ralston-Purina. Deux yeux vitreux couleur noisette regardaient par-dessus le bord ; il avait tressailli et s'était précipité vers la porte, le coeur battant, comme s'il venait de découvrir un Pygmée meurtrier. Puis il avait réalisé qu'il demeurait silencieux, avait noté l'immobilité de son regard et compris qu'il s'agissait d'un quelconque jouet. Il s'était approché à nouveau et l'avait sorti du carton avec précaution. Le singe souriait de son sourire sans âge, toutes dents dehors sous la lumière jaune ; ses cymbales étaient écartées. Enchanté de sa trouvaille, Hal l'avait tourné et retourné en tous sens et avait senti le crissement de sa fourrure pelucheuse. Son drôle de sourire lui avait plu. Pourtant n'avait-il pas ressenti autre chose encore ? Une sensation de dégoût presque instinctive qui était venue et repartie presque avant qu'il n'en prenne conscience ? Peut-être, mais s'agissant d'un souvenir aussi ancien que celui-ci, il fallait prendre soin de ne pas trop déformer les faits. Les souvenirs lointains peuvent mentir. Mais... n'avait-il pas remarqué la même expression sur le visage de Petey, dans le grenier de la maison de famille ? Il avait vu la clé fixée dans le dos du singe et l'avait manoeuvrée. Elle avait tourné bien trop facilement ; il n'y avait pas eu le moindre cliquetis. Cassé, alors. Cassé mais chouette quand même. Il l'avait sorti du débarras pour jouer avec. - C'est quoi c'truc là, Hal ? avait demandé Beulah en se réveillant. - Rien, avait-il répondu. J'l'ai trouvé.

Il l'avait posé près de son lit sur l'étagère, au-dessus de son album de coloriages Lassie, chien fidèle, souriant, le regard perdu dans l'espace, les cymbales écartées. Il était cassé mais souriait quand même. Cette nuit-là, Hal, la vessie pleine, avait émergé d'un rêve tourmenté et s'était levé pour se rendre aux toilettes dans le couloir. A l'autre bout de la chambre, Bill n'était qu'une masse informe de couvertures animées par une respiration. Hal était revenu à demi endormi... et soudain, dans l'obscurité, le singe avait commencé à heurter ses cymbales. Dzing - dzing - dzing - dzing... L'enfant s'était réveillé tout à fait, comme si on l'avait frappé au visage avec une serviette humide et froide. Son coeur avait fait un bond vertigineux et un petit cri de souris s'était échappé de sa gorge. Les yeux écarquillés, les lèvres tremblantes, il avait regardé le singe fixement. Dzing - dzing - dzing - dzing... Le corps de celui-ci se balançait et s'arquait sur l'étagère. Ses lèvres s'ouvraient et se fermaient sur une joie hideuse révélant de monstrueuses dents carnivores. - Arrête, avait murmuré Hal. Son frère s'était retourné dans son lit et avait grogné bruyamment. Tout le reste était silencieux... sauf le singe. Les cymbales claquaient et résonnaient ; il allait sûrement réveiller son frère, sa mère, le monde entier. Il allait réveiller les morts. Dzing - dzing - dzing - dzing... Hal s'était approché de lui dans l'intention de le faire taire d'une façon ou d'une autre, peut-être en glissant la main entre les cymbales jusqu'à ce que le mécanisme se détende, mais il s'était arrêté tout seul. Les cymbales s'étaient réunies une dernière fois - dzing ! - et s'étaient lentement écartées pour reprendre leur position initiale. Le cuivre luisait dans la pénombre. Le singe souriait de toutes ses dents d'un jaune sale. La maison avait replongé dans le silence. Sa mère s'était retournée dans son lit et, en écho à celui de Bill avait émis à son tour un grognement. Hal était retourné se coucher et, le coeur battant la chamade, il avait tiré bien haut les couvertures en pensant : Demain je le remettrai dans le débarras. Je n'en veux pas.

Mais le lendemain il avait oublié de ranger le singe car Mme Shelburn n'était pas allée travailler. Beulah était morte. Leur mère n'avait pas voulu leur raconter ce qui s'était passé exactement. "C'était un accident, un terrible accident", leur avait-elle seulement dit. Mais, cet après-midi là, en rentrant de l'école, Bill avait acheté un journal et avait ramené dans leur chambre, cachée sous sa chemise, la page quatre. Pendant que leur mère préparait le dîner dans la cuisine, il avait, en butant sur les mots, lu l'article à son frère, mais Hal avait pu déchiffrer lui-même le gros titre : "DEUX JEUNES FEMMES ASSASSINEES POUR UN DIFFEREND DOMESTIQUE - Beulah McCaffery, 19 ans, et Sally Tremont, 20 ans, ont été abattues par le petit ami de Mlle McCaffery, Léonard White, 25 ans, alors qu'ils se disputaient pour savoir qui sortirait prendre la livraison d'une commande passée chez le traiteur chinois...Mlle Trémont est décédée à l'hôpital de Hartford. Beulah McCaffery est morte sur le coup." C'est comme si Beulah avait disparu dans l'un des magazines à scandales, avait pensé Hal, et il avait senti un frisson glacé remonter le long de sa colonne vertébrale et lui enserrer le coeur. C'est alors qu'il avait réalisé que les coups de feu avaient été tirés à peu près au moment où le singe... - Hal ? demanda Terry d'une voix somnolente, tu viens te coucher ? Il cracha son dentifrice dans le lavabo et se rinça la bouche. - Oui, acquiesça-t-il. Plus tôt dans la soirée il avait rangé le singe dans sa valise soigneusement verrouillée. Ils reprenaient l'avion pour le Texas deux ou trois jours après. Mais auparavant il allait se débarrasser une bonne fois pour toutes de cet objet maudit. D'une façon ou d'une autre. - Tu n'y es pas allé de main morte avec Dennis cet après-midi, lui reprocha Terry dans le noir. - Ça fait un bon moment qu'il a besoin d'être repris en main, il me semble. Il a perdu pied, je ne voudrais pas qu'il se casse la figure. - Sur le plan psychologique, frapper un enfant n'a jamais été... - Je ne l'ai pas frappé, Terry, nom d'un chien ! - ... le bon moyen d'affirmer son autorité. - Oh je t'en prie, arrête avec ces conseils sortis tout droit de tes groupes de réflexion de merde ! lança-t-il avec colère.

- Je vois, tu ne veux pas qu'on parle de ça. Sa voix était glacée. - Je lui ai dit aussi que je ne voulais pas de drogue sous notre toit. - C'est vrai ? demanda-t-elle avec anxiété. Comment l'a-t-il pris ? Qu'a-t-il répondu ? - Allons, Terry ! Que pouvait-il dire ? Que j'étais viré ? - Hal, qu'est-ce qui te prend ? T'es pas comme ça d'habitude... Qu'est-ce qui ne va pas ? - Rien, répondit-il en pensant au singe enfermé dans sa Samsonite. Pourrait-il l'entendre s'il se mettait à faire claquer ses cymbales ? Oui, certainement. Faiblement, mais il l'entendrait. Sonnant le glas pour quelqu'un comme il l'avait fait pour Beulah, Johnny McCabe, Daisy, la chienne de l'oncle Will. Dzing - dzing - dzing... - Tu es là, Hal ? - Je suis un peu tendu en ce moment. - J'espère qu'il n'y a pas autre chose. En tout cas, je n'aime pas quand tu es comme ça. - Ah bon ? ( La suite lui échappa avant qu'il ait pu la retenir - il ne chercha même pas à la retenir.) T'as qu'à prendre un Valium et tu verras à nouveau la vie en rose. Il entendit son souffle oppressé tout à coup. Puis elle se mit à pleurer. Il aurait pu essayer de la réconforter (peut-être) mais il s'en sentait incapable. Il y avait trop de terreur en lui. Ça irait mieux quand le singe aurait disparu, disparu pour de bon. Seigneur, par pitié, pour de bon cette fois. Il chercha le sommeil jusque tard dans la nuit, jusqu'aux premières lueurs grises du matin. Mais il pensait avoir trouvé ce qu'il fallait faire. La deuxième fois, c'est Bill qui avait trouvé le singe. C'était environ un an et demi après que le décès de Beulah McCaffery eut été constaté sur les lieux du crime. C'était l'été. Hal venait d'achever sa dernière année d'école maternelle. Il rentrait après un après-midi de jeux. - Lave-toi les mains, jeune homme, tu es sale comme un petit cochon, s'était écriée sa mère. Elle lisait en buvant un thé glacé, assise sous le porche. Elle était en congé, pour deux semaines. Hal avait symboliquement passé ses mains sous l'eau froide et en avait laissé les empreintes crasseuses sur la serviette. - Où est Bill ? - Là-haut. Dis-lui de ranger son coin. Il y a une de ces pagailles !

Hal, toujours ravi de transmettre une nouvelle désagréable, avait gravi les escaliers quatre à quatre. Son frère était assis par terre. La petite porte d'accès au débarras était entrebâillée, semblable à l'entrée d'un terrier de lapin. Bill tenait le singe entre ses mains. - Il est cassé, s'était écrié Hal précipitamment. Il se souvenait à peine de cette nuit où il était revenu des toilettes et où le singe s'était mis à frapper ses cymbales, pourtant il était inquiet. Une semaine après environ, il avait fait un cauchemar à propos du singe et de Beulah - il ne se rappelait plus précisément. Il s'était réveillé en hurlant avec l'impression que le poids léger qu'il sentait sur sa poitrine était celui du singe, et qu'en ouvrant les yeux il le verrait sourire devant lui. Bien entendu il ne s'agissait que de son oreiller qu'il étreignait éperdument. Pour le calmer, sa mère lui avait apporté un verre d'eau et deux cachets d'Aspirine pour bébé d'un orange crayeux, équivalents du Valium à l'usage des enfants perturbés. Elle avait mis ce cauchemar sur le compte de la mort de Beulah. C'était bien de cela qu'il s'agissait, mais pas exactement comme elle le croyait. Ses souvenirs étaient très flous à présent, mais le singe l'effrayait toujours, surtout ses cymbales. Et ses dents. - Je sais, avait répondu Bill en jetant le jouet. C'est bête. Il avait atterri sur le lit de Bill, les yeux fixés sur le plafond, les cymbales immobiles. Hal n'aimait pas le voir là. - Tu veux qu'on aille acheter des sucettes chez Teddy ? - J'ai déjà dépensé tout mon argent de poche, avait répondu Hal. En plus, maman a dit que tu devais ranger ton coin. - Ça peut attendre, avait dit Bill. Tu veux que je te prête du fric ? Bill lui infligeait bien parfois une brûlure indienne, ou alors il le faisait tomber, ou encore le frappait sans raison, mais dans l'ensemble il était sympa. - D'ac, s'était écrié Hal plein de gratitude. Mais je vais d'abord remettre ce singe cassé dans le débarras. - Laisse tomber. On y va - va - va. Bill était déjà debout. Son frère l'avait suivi. Les humeurs de Bill étaient changeantes et s'il perdait du temps à ranger le singe, Hal risquait de rater sa sucette. Ils étaient allés chez Teddy et en avaient acheté, et pas n'importe lesquelles : des super à la myrtille ! Puis ils avaient rejoint des gamins qui commençaient une partie de base-ball. Hal, trop petit pour jouer, s'était assis à l'écart, sur la touche, léchant sa sucette à la myrtille et courant derrière les balles perdues.

Ils n'étaient pas rentrés à la maison avant la nuit et avaient tous les deux eu droit à une bonne tape sur les fesses : Hal à cause de la serviette sale et Bill parce qu'il n'avait pas rangé ses affaires. Après le dîner il y avait eu la télé et, en fin de compte, Hal avait complètement oublié le singe. Ce dernier s'était retrouvé, on ne sait comment, sur l'étagère de Bill, juste à côté de la photo dédicacée de Bill Boyd. Et il y était resté pendant presque deux ans. Au fil du temps, Mme Shelburn avait eu de plus en plus de difficulté à payer des baby-sitters, et à partir du moment où Hal avait eu sept ans, elle les avait quittés chaque matin sur ces mots : - Prends bien soin de ton frère Bill. Mais ce jour-là, son aîné ayant été retenu à l'école, Hal avait dû rentrer seul à la maison. Il s'était arrêté à chaque coin de rue, attendant qu'il n'y ait plus la moindre voiture à l'horizon avant de s'élancer pour traverser à toute vitesse, les épaules rentrées, comme un soldat franchissant un no man's land. Il avait pénétré dans la maison en prenant la clé sous le paillasson et s'était précipité sur le frigo pour se servir un verre de lait. Il avait saisi la bouteille, mais soudain, elle lui avait échappé des mains et s'était cassés sur le sol en mille morceaux. Il y avait eu des éclats de verre partout. Dzing - dzing - dzing - dzing, avait-il entendu venant de leur chambre. Salut, Hal ! Bienvenue à la maison. Mais au fait, est-ce que ce n'est pas ton tour ? Ce ne serait pas à toi cette fois-ci ? Est-ce qu'à leur retour ils ne vont pas te trouver raide mort ? Il était resté là, immobile, à regarder le verre brisé et la mare de lait, plein d'une terreur qu'il ne pouvait ni nommer ni comprendre. Elle sourdait tout simplement de chacun de ses pores. Il s'était précipité dans l'escalier. Le singe était toujours sur l'étagère de Bill, dans leur chambre. Il avait l'air de le dévisager. Il avait fait tomber la photo dédicacée de Billy Boyd, face contre le lit de Bill. Il s'agitait, souriait et faisait claquer ses cymbales. Hal s'en était doucement approché ; il n'avait pu s'en empêcher, ça avait été plus fort que lui. Les cymbales s'écartaient d'une brusque secousse, se heurtaient et s'écartaient une nouvelle fois. Arrivé près du singe, Hal avait entendu les rouages qui tournaient dans ses entrailles. Brusquement, avec un cri de dégoût et de terreur, il l'avait fait valser de l'étagère comme on ferait avec un insecte. Le singe avait heurté l'oreiller de Bill puis avait atterri sur le sol, cymbales toujours en mouvement, dzing -dzing -dzing, lèvres étirées puis refermées, et il était resté là, couché sur le dos dans une flaque de soleil en cette fin avril.

Hal lui avait donné un coup de pied, il avait frappé aussi fort que possible et, cette fois-ci, le cri qui lui avait échappé était un cri de fureur. Le singe avait voltigé à travers la pièce au ras du sol, rebondi contre le mur et s'était immobilisé. Hal lui avait fait face, les poings serrés, le coeur battant. Le singe souriait, un éclat de soleil comme une pointe d'aiguille dans uns de ses yeux de verre. Donne-moi autant de coups de pied que tu veux, semblait-il lui dire, je ne suis fait que de rouages, de mécanismes et d'un engrenage à vis sans fin ou deux, donne-moi autant de coups de pied que tu en as envie, je ne suis pas réel, juste un drôle de singe mécanique, c'est tout ce que je suis. Qui est mort ? Il y a eu une explosion à l'usine d'hélicoptères ! Qu'est-ce qui s'élève sans le ciel comme une grosse boule de bowling ensanglantée avec des yeux là où devraient se trouver les trous pour les doigts ? Est-ce la tête de ta mère, Hal ? Ouh ! Quelle trajectoire emprunte la tête de ta mère ! Ou alors au coin de Brook Street ! Regarde par là, la voiture roulait trop vite ! Le conducteur était saoul ! Il y a un Bill de moins sur terre ! As-tu entendu le craquement quand les roues sont passées sur son crâne et quand son cerveau a giclé par ses oreilles ? Oui ? Non ? Peut-être ? ne me demande rien, je ne sais pas, je ne peux pas savoir, tout ce que je sais faire c'est frapper ces cymbales, dzing -dzing -dzing. Qui est mort sur le coup, Hal ? Ta mère ? Ton frère ? Ou bien est-ce toi, Hal ? Est-ce toi ? Il s'était précipité à nouveau sur lui dans l'intention de le piétiner, de l'écraser, de lui sauter dessus à pieds joints jusqu'à ce que mécanismes et rouages volent en éclats, que ces horribles yeux de verre roulent sur le sol. Mais au moment où il l'avait atteint, les cymbales s'étaient rapprochées une fois de plus, très doucement... (dzing)... Quelque part à l'intérieur un ressort venait de libérer un dernier cran... on aurait dit qu'une aiguille de glace s'était frayé un chemin jusqu'au plus profond de son coeur et le transperçait, brisant net sa fureur et le laissant une nouvelle fois malade de terreur. Le singe semblait le savoir - comme son sourire paraissait joyeux ! Saisissant entre le pouce et l'index de sa main droite un de ses bras, Hal l'avait ramassé, la bouche tordue par la répulsion comme s'il avait tenu un cadavre. La fausse fourrure râpée semblait chaude et fiévreuse contre sa peau. Il avait ouvert fébrilement la petite porte du débarras et avait allumé la lumière. Tout le temps où il avait rampé le long des rangements entre les échafaudages de cartons, les livres de navigation, les albums de photos et leur odeur de produits chimiques éventés, les souvenirs et les vieux vêtements, le singe avait souri et Hal avait pensé : S'il se met à frapper ses cymbales et à bouger dans ma main je vais hurler, et si je hurle il ne se contentera plus de sourire, il rira, il rira de moi et je deviendrai fou et on me retrouvera ici, bavant et riant comme un fou. Je serai fou. Mon dieu, je t'en prie, Seigneur, par pitié ne me laisse pas devenir fou...

Il était arrivé au fond, avait repoussé deux boîtes de ses mains crispées et, renversant le contenu de l'une d'elles, il avait fourré le singe dans le carton Ralston-Purina. Légèrement replié sur lui-même, celui-ci avait l'air de s'y trouver parfaitement à son aise, comme s'il était enfin de retour chez lui, cymbales écartées, sourire simiesque semblant toujours se moquer de Hal. Ce dernier rampa à reculons, transpirant abondamment, chaud et froid, feu et glace à la fois ; il attendait que les cymbales s'ébranlent, et alors, lorsqu'elles auraient commencé, le singe sauterait hors du carton et se précipiterait vers lui à la manière d'un scarabée, mécanisme vrombissant, cymbales claquant furieusement, et... rien de tout cela ne s'était produit. Il avait éteint la lumière, claqué la petite porte-semblable-à-l'entrée-d'un-terrier et s'était appuyé dessus, haletant. Finalement, il s'était senti un peu mieux. Il était descendu, les jambes flageolantes, avait pris un sac vide et avait commencé à ramasser les tessons et éclats de la bouteille de lait brisée en se demandant s'il allait se couper et saigner jusqu'à ce que mort s'ensuive, si c'était là le sens du claquement de cymbales. Mais ça non plus ça n'avait pas eu lieu. Il avait pris une serviette, avait épongé le lait répandu, puis il s'était assis et avait attendu de voir si sa mère et son frère allaient revenir à la maison. C'est sa mère qui était rentrée la première. - Où est Bill ? avait-elle demandé. Persuadé désormais que Bill devait être mort quelque part, Hal avait commencé à expliquer d'une voix basse que Bill avait été retenu à l'école par une réunion du groupe théâtral mais, au fond de lui, il savait bien que, même si la réunion avait duré très longtemps, il aurait dû être de retour à la maison depuis au moins une demi-heure. Sa mère l'avait regardé avec curiosité, avait commencé à lui demander s'il y avait un problème, quand tout à coup la porte s'était ouverte et Bill était rentré... sauf qu'il ne s'agissait pas du tout de Bill, enfin pas vraiment. Devant eux se tenait un Bill fantomatique, pâle et silencieux. - Que se passe-t-il ? s'était écriée Mme Shelburn. Bill, qu'est-ce qui ne va pas ? Bill s'était mis à pleurer et ils avaient tant bien que mal réussi à démêler son récit à travers ses larmes. Il y avait eu une voiture. Lui et son copain Charlie Silverman rentraient de l'école après la réunion et la voiture avait pris le tournant de Brook Street beaucoup trop vite, et Charlie était resté cloué sur place ; Bill l'avait tiré par la main, mais il avait lâché prise et la voiture... Bill avait éclaté en bruyants sanglots hystériques. Sa mère l'avait attiré contre elle, l'avait bercé. Hal avait regardé dehors et avait vu deux policiers sous le porche. La voiture de police dans laquelle ils avaient ramené Bill était garée devant la maison. Alors, il s'était mis à pleurer lui aussi... mais c'étaient des larmes de soulagement.

Bill, à son tour, avait fait des cauchemars... Devant ses yeux, Charlie Silverman ne cessait de mourir, encore et encore, projeté sur le capot de la Hudson Cornet rouillée que l'ivrogne conduisait, ses bottes de western rouges valsant loin de lui. La tête de Charlie Silverman et le pare-brise de la Hudson s'étaient percutés violemment. Ils avaient tous deux été fracassés. Le chauffard saoul, propriétaire d'une confiserie à Milford, avait eu une crise cardiaque peu après son arrivée au poste (peut-être à la vue de la cervelle de Charlie Silverman en train de sécher sur son pantalon), et son avocat s'en était assez bien sorti lors du procès avec une argumentation du genre "cet homme est déjà bien assez puni comme ça". Il avait écopé de soixante jours (avec sursis) et on lui avait retiré le permis de conduire dans l’État du Connecticut pendant cinq ans... c'est à peu près ce qu'avaient duré les cauchemars de Bill Shelburn. Le singe était à nouveau caché dans le débarras. Bill ne remarqua jamais sa disparition... en tout cas il n'y fit jamais allusion. Hal s'était senti quelque temps hors de danger. Il avait même commencé à oublier le singe, ou à croire que tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Mais lorsqu'il était rentré de l'école, le jour où sa mère était morte, le singe était à nouveau sur son étagère, cymbales écartées, un sourire condescendant aux lèvres. Comme s'il était dédoublé, comme si son propre corps s'était transformé en automate à sa vue, Hal s'en était approché lentement. Il avait vu sa main se tendre et le saisir. Il avait senti crisser sous ses doigts la fourrure pelucheuse, mais cette sensation était très ouatée, un simple effleurement, comme si quelqu'un lui avait injecté une forte dose de novocaïne. Il percevait sa propre respiration, rapide et sèche comme le sifflement du vent dans la paille. Il l'avait retourné, avait empoigné la clé et, des années après, il devait se rappeler cette fascination morbide qu'il avait ressentie, celle d'un homme qui place contre sa paupière fermée et tressaillante un pistolet à six coups chargé d'une balle et presse sur la gâchette. Non, ne fais pas ça... laisse-le, jette-le, n'y touche pas... Il avait tourné la clé et avait entendu, bien détachés sur le silence, une série de minuscules déclics. Lorsqu'il avait lâché la clé, le singe avait commencé à frapper ses cymbales et Hal avait senti son corps bouger par saccades, s'arquer puis se redresser, s'arquer puis se redresser, comme s'il était vivant. Et il était vivant, se contorsionnant entre ses mains comme un Pygmée répugnant, et les vibrations qu'il avait senties à travers la fourrure brune râpée n'étaient pas produites par des rouages mais par les battements d'un coeur. Avec un grognement, Hal avait lâché le singe et avait reculé, les ongles fichés dans sa chair, sous ses yeux, les paumes de ses mains plaquées contre sa bouche. Il avait trébuché sur quelque chose et avait failli tomber (il se serait alors retrouvé sur le sol avec lui, ses yeux bleus exorbités plongés dans les yeux noisette vitreux). Tant bien que mal il s'était frayé un chemin jusqu'à la porte, l'avait passée à reculons, l'avait claquée et s'était appuyé contre elle. Soudain il s'était précipité vers la salle de bains et avait vomi.

C'est Mme Stukey de l'usine d'hélicoptères qui avait apporté la nouvelle. Jusqu'à ce que tante Ida arrive du Maine, pendant ces deux premières nuits qui avaient semblé ne jamais devoir finir, elle était restée avec eux. Leur mère était morte d'une embolie au cerveau en milieu d'après-midi. Elle se trouvait près de la fontaine, un gobelet toujours dans une main. De l'autre, elle s'était agrippée à la fontaine et avait entraîné dans sa chute le grand réservoir d'eau de Cologne qui s'était fracassé par terre... mais le médecin de l'usine appelé d'urgence avait dit plus tard qu'il pensait que Mme Shelburn était morte avant que l'eau n'ait eu le temps de tremper sa robe et ses sous-vêtements et de mouiller sa peau. Personne ne répéta jamais rien de tout cela aux garçons, mais Hal le savait quand même. Cette scène, il l'avait vue si souvent dans ses rêves au cours des interminables nuits qui avaient suivi la mort de sa mère... Tu n'arrives toujours pas à t'endormir, petit frère ? lui avait demandé Bill et Hall avait supposé qu'il mettait cette agitation et ces cauchemars sur le compte de la mort si soudaine de leur mère, et il avait raison... mais en partie seulement. Il était surtout torturé par la culpabilité, rongé par la certitude implacable qu'il avait tué sa mère en remontant le mécanisme du singe par un bel après-midi ensoleillé. Lorsque Hal s'endormit, son sommeil dut être très profond. Quand il se réveilla, il était presque midi. Petey, assis en tailleur sur une chaise à l'autre bout de la chambre, mangeait méthodiquement une orange, quartier par quartier, en regardant une émission de jeux à la télé. Hal se jeta d'un bond hors du lit ; il avait l'impression d'avoir été endormi à coups de poing et d'avoir été réveillé de même. Il avait des élancements dans la tête. - Où est ta mère, Petey ? - Dennis et m'man sont partis faire des courses, répondit Petey en balayant la pièce du regard. J'ai préféré rester ici avec toi. Est-ce que tu parles toujours pendant ton sommeil, papa ? - Non, dit Hal en regardant son fils avec inquiétude. Non, qu'est-ce que j'ai dit ? - Je n'ai pas réussi à comprendre. J'ai eu peur, enfin, un peu. - Eh bien, me voilà redevenu normal, déclara Hal, réussissant à esquisser un petit sourire. Petey lui sourit en retour et Hal se sentit à nouveau envahi par cet amour qu'il portait à son fils : un sentiment joyeux, fort et sans complications.

Il se demanda pourquoi il avait toujours éprouvé cette tendresse pour Petey, pourquoi il avait toujours eu l'impression de le comprendre, de pouvoir l'aider et pourquoi au contraire Dennis lui semblait une fenêtre trop opaque pour qu'il puisse regarder au travers, un mystère dans ses comportements et dans ses habitudes : le genre de garçon qui lui restait étranger parce que trop différent de ce que lui-même avait été. Il était facile d'expliquer le changement d'attitude de Dennis par le départ de Californie ou... Soudain il se figea. Le singe se tenait sur le rebord de la fenêtre, cymbales écartées. Hal sentit son coeur s'arrêter net dans sa poitrine puis se mettre à battre à tout rompre. Sa vue se brouilla et sa tête déjà douloureuse le fit tout à coup souffrir atrocement. Il s'était échappé de la valise et lui souriait à présent depuis l'appui de la fenêtre. Tu croyais t'être débarrassé de moi, hein ? Mais tu avais déjà cru ça avant, n'est-ce pas ? Oui, pensa-t-il au bord de la nausée. Oui, je l'ai cru. - Petey, c'est toi qui as sorti ce singe de ma valise ? demanda-t-il, sûr de la réponse. Il avait fermé la valise à clé et avait placé cette dernière dans la poche de son pardessus. Petey jeta un coup d'oeil au singe et l'espace d'un instant l'expression de son visage changea - de la gêne, pensa Hal. - Non, répondit-il, c'est m'man qui l'a mis là. - C'est ta mère ? - Ouais. Elle te l'a pris. Elle riait. - Elle me l'a pris ? Qu'est-ce que tu racontes ? - Tu le serrais contre toi dans le lit. Moi, j'étais en train de brosser les dents, mais Dennis t'a vu. Ça la fait rire lui aussi. Il a dit que tu avais l'air d'un bébé avec son nounours. Hal regarda le singe. Il avait la bouche tellement sèche qu'il ne pouvait déglutir. Il l'avait eu avec lui au lit ? Au lit ? Cette fourrure répugnante contre sa joue, peut-être même sa bouche, ces yeux furieux fixés sur son visage endormi, ce sourire grimaçant près de son cou ? sur son cou ? Seigneur... Il se retourna brusquement et alla droit au débarras. La Samsonite était là, toujours verrouillée. La clé se trouvait toujours dans son pardessus. Derrière lui, la télé s'arrêta brusquement. Il ressortit lentement du débarras. Petey le regardait d'un air sérieux.

- Papa, je n'aime pas ce singe, dit-il d'une voix à peine audible. - Moi non plus, répondit Hal. Petey le regarda avec attention pour voir s'il plaisantait et comprit qu'il n'en était rien. Il s'approcha de son père et le serra très fort contre lui. Hal sentit qu'il tremblait. Petey lui parla alors à l'oreille, très rapidement, comme s'il avait peur de ne pas trouver une seconde fois le courage de le dire... ou comme s'il craignait que le singe ne l'entendît. - On dirait qu'il nous regarde. Qu'il nous regarde où qu'on se trouve dans la pièce. Et si on va dans la chambre d'à côté, on dirait qu'il nous regarde à travers le mur. J'ai pas pu m'empêcher d'avoir l'impression... l'impression qu'il attendait quelque chose de moi. Petey frissonna. Hal l'étreignit de toutes ses forces. - Comme s'il voulait qu'on remonte son mécanisme, ajouta Hal. Petey acquiesça précipitamment d'un grand mouvement de tête. - Il n'est pas vraiment cassé, hein, papa ? - Il l'est parfois, répondit Hal en regardant le singe par-dessus l'épaule de son fils, mais parfois il fonctionne. - Quelque chose me poussait à venir par ici et à remonter le mécanisme. Tout était si calme, alors j'ai pensé : Je peux pas, ça va réveiller papa, mais j'en avais toujours envie, alors je me suis approché et je... je l'ai touché et j'ai détesté son contact... mais je l'ai aimé en même temps... On aurait dit qu'il me disait : Remonte-moi, Petey, nous pourrons jouer ensemble, ton père ne se réveillera pas, il ne se réveillera plus jamais, remonte-moi, remonte-moi... (Le garçon éclata soudain en sanglots.) Il est mauvais, je le sais. Il a quelque chose de bizarre. On pourrait pas le jeter, papa ? S'il te plaît ? Le singe souriait de son perpétuel sourire. Entre eux coulaient les larmes de Petey. Le soleil de cette fin de matinée étincelait sur les cymbales en cuivre. La lumière, réfléchie vers le haut, dessinait des lignes sur le plafond de stuc blanc du motel. - A quelle heure ta mère pensait-elle rentrer avec Dennis, Petey ? - Vers une heure. Gêné d'avoir pleuré, il essuya ses yeux rouges avec la manche de sa chemise. Mais pour rien au monde il n'aurait regardé le singe. - J'ai allumé la télé murmura-t-il. Et j'ai monté le son. - Pas de problème, Petey.

Comment cela se serait-il produit ? se demanda Hal. Crise cardiaque ? Une embolie, comme ma mère ? Quoi d'autre ? Est-ce que c'est vraiment important ? Et tout de suite après, une autre pensée, plus effrayante encore : S'en débarrasser. Le jeter. Mais peut-on vraiment s'en débarrasser ? Est-il vraiment possible de s'en débarrasser ? Le singe lui souriait d'un air moqueur, cymbales écartées de trente centimètres. S'était-il tout à coup mis en branle la nuit de la mort de tante Ida ? se demanda-t-il soudain. Était-ce le dernier bruit qu'elle avait entendu, ce dzing - dzing - dzing assourdi du singe frappant ses cymbales dans le grenier sombre pendant que le vent sifflait dans les gouttières ? - C'est peut-être pas si fou, dit lentement Hal à son fils. Va chercher ton sac, Petey. - Qu'allons-nous faire ? demanda Petey en lui jetant un regarde indécis. Peut-être qu'on peut s'en débarrasser. Pour toujours peut-être ou seulement pour un moment... un moment plus ou moins long. Peut-être qu'il ne cessera jamais de revenir et revenir, et qu'il n'y a rien à faire... mais peut-être que je - que nous pouvons lui dire au revoir pour très longtemps. Il lui a fallu vingt ans pour réapparaître cette fois-ci. Il lui a fallu vingt ans pour sortir du puits... - On va aller faire un tour en voiture, expliqua Hal. (Il se sentait assez calme, mais son corps lui paraissait terriblement pesant. Mêmes ses globes oculaires semblaient s'être alourdis.) Avant tout, prends ton sac, et va ramasser trois ou quatre grosses pierres sur le bord du parking. Mets-les dans le sac et rapporte-moi celui-ci, d'accord ? Un éclair de compréhension brilla dans les yeux de Petey. - D'accord, papa. Hal regarda sa montre. Il était presque 12 h 15. - Dépêche-toi, je veux être parti avant le retour de ta mère. - Où allons-nous ? - Chez oncle Will et tante Ida, répondit Hal. A la maison. Hal se rendit à la salle de bains et attrapa la brosse derrière la cuvette des W.-C. La brandissant telle une baguette magique de bazar, il retourna près de la fenêtre et regarda Petey, qui dans sa veste Melton, traversait le parking, son sac de voyage sur lequel le DELTA se détachait clairement en lettres blanches sur fond bleu à la main.

Lente et maladroite en cette fin de saison chaude, une mouche se cognait en vrombissant dans un des angles supérieurs de la fenêtre. Hal connaissait bien cette sensation. Il vit Petey déterrer trois grosses pierres puis revenir à travers le parking. Une voiture surgit alors de derrière le motel ; elle allait trop vite, bien trop vite, et sans qu'il ait réfléchi, avec le genre de réflexe dont fait preuve un bon joueur de base-ball, il abattit sa main qui tenait la brosse, comme pour porter un coup de karaté... et ne bougea plus. Les cymbales se refermèrent sans bruit sur sa main et il perçut quelque chose dans l'air. Quelque chose qui ressemblait à de la rage. Les freins de la voiture hurlèrent. Petey fit un bond en arrière. Le conducteur lui adressa un geste impatient, comme s'il était responsable de ce qui avait failli se produire. Son col battant comme une aile, le jeune garçon traversa le parking en courant et rentra dans le motel par l'arrière. La sueur dégoulinait le long de la poitrine de Hal ; il la sentit couler sur son front comme une bruine huileuse. Les cymbales pesaient de leur métal froid contre sa main et l'engourdissaient. Vas-y , pensa-t-il lugubre. Vas-y, je peux attendre toute la journée. Jusqu'à ce que l'enfer tout entier soit gelé, s'il le faut. Les cymbales s'écartèrent et s'immobilisèrent. Hal entendit un faible clic ! à l'intérieur du singe. Il releva la brosse et l'examina. Quelques poils blancs avaient noirci, comme si on les avait flambés. La mouche vrombissait et se cognait contre la vitre, à la recherche du froid soleil d'octobre qui semblait si proche. Petey arriva en courant, la respiration rapide, les joues roses. - J'en ai trouvé trois grosses, papa, je... Tout va bien, papa ? - Ça va, répondit Hal. Apporte-moi le sac. Hal attira avec son pied la table basse qui se trouvait près du canapé, l'amena juste sous le rebord de la fenêtre et posa le sac dessus. Comme des lèvres il écarta ses bords et vit luire à l'intérieur les pierres que Petey avaient ramassées. Du bout de la brosse il déséquilibra le singe. Celui-ci chancela un instant et tomba dans le sac. On entendit un faible ding ! lorsque les cymbales heurtèrent l'une des pierres. - P'pa ? Papa ? interrogea Petey l'air effrayé. Hal se retourna vers lui. Il s'était passé quelque chose ; quelque chose avait changé. Mais quoi ? Alors, il suivit la direction du regard de Petey et comprit. Le vrombissement de la mouche avait cessé. Elle gisait morte sur le rebord de la fenêtre. - Est-ce le singe qui a fait ça ? murmura Petey.

- Allons, répondit Hal en refermant la fermeture Eclair du sac de voyage. Je t'expliquerai pendant le voyage jusqu'à la maison. - On va y aller comment ? Maman et Dennis ont pris la voiture. - Ne t'en fais pas, dit Hal en lui ébouriffant les cheveux. Il montra à l'employé son permis de conduire et un billet de vingt dollars. Après avoir accepté pour garantie la montre de Hal, une Texas Instruments digitale, l'employé tendit à Hal les clés de sa propre voiture, une AMC Gremlin toute cabossée. Ils prirent la direction de l'est vers Casco par la route 302 ; Hal se mit à parler, avec hésitation d'abord, puis un peu plus vite. Il commença par dire à Petey que son père avait probablement rapporté le singe d'un de ses voyages à l'étranger, comme cadeau pour ses fils. Ce n'était pas un jouet exceptionnel - il n'avait rien d'étrange ni de précieux. Il devait y avoir des centaines de milliers de singes mécaniques de par le monde, certains fabriqués à Hong Kong, d'autres à Taïwan, d'autres encore en Corée. Mais à un moment quelconque - ça avait peut-être même eu lieu dans le débarras sombre de la maison du Connecticut où les deux garçons avaient passé leurs premières années - il était arrivé quelque chose au singe. Un sale truc. - Il se peut, expliqua Hal en essayant de persuader la Gremlin de l'employé de dépasser les cinquante à l'heure, que quelques-unes des forces mauvaises - la plupart d'entre elles si ça se trouve - ne soient pas vraiment conscientes de leur nature. Il en resta là car Petey ne pouvait probablement pas en comprendre davantage, mais son esprit poursuivit son cheminement propre. Il pensa que beaucoup des forces malignes devaient être tout à fait semblables à un singe plein de mécanismes que l'on remonte : les rouages tournent, les cymbales commencent à battre, le sourire grimace, les stupides yeux verre rient... ou semblent rire.. Il raconta à Petey comment il avait découvert le singe, mais n'alla pas plus loin - il ne voulait pas effrayer son fils plus qu'il ne l'était déjà. Son récit devint décousu, confus, mais Petey ne posa aucune question - peut-être remplissait-il lui-même les blancs, pensa Hal, de la même façon qu'il avait, lui-même, vu si souvent en rêve la mort de sa mère, alors qu'il n'y avait en réalité pas assisté. Oncle Will et tante Ida étaient tous deux restés pour les funérailles. Ensuite, oncle Will était retourné dans le Maine - c'était la saison des récoltes et tante Ida avait prolongé son séjour de deux semaines afin de ranger les affaires de sa soeur avant de ramener les garçons avec elle. Mais elle avait surtout consacré ce temps à se faire aimer d'eux - terriblement choqués par la mort soudaine de leur mère, ils étaient dans un état semi-comateux.

Quand ils ne réussissaient pas à dormir, elle était là avec du lait chaud ; là encore quand un cauchemar réveillait Hal à 3 heures du matin (sa mère s'approchait de la fontaine sans le remarquer, dans les profondeurs du saphir froid, le singe qui flottait, s'agitait, souriait et frappait ses cymbales, chaque série de mouvements laissant une traînée de bulles derrière lui) ; elle était là quand Bill avait eu de la fièvre, puis une éruption d'ulcérations douloureuses dans la bouche, et enfin, trois jours après l'enterrement, le croup. Elle était là ; elle s'était fait connaître des garçons, et avant qu'ils ne prennent avec elle le bus qui les avait emmenés de Hartford à Portland, Bill et Hal avaient été tour à tour la trouver et avaient pleuré sur ses genoux pendant qu'elle les étreignait et les berçait ; ç'avait été le point de départ de liens très forts. La veille du jour où ils avaient quitté le Connecticut pour " descendre dans le Maine" (comme on disait alors), le chiffonnier était venu charger dans son vieux camion brinquebalant l'énorme monceau de trucs inutilisés que Bill et Hal avaient sortis du débarras. Quand tous ces vieux rebuts avaient été entassés au bord du trottoir, tante Ida leur avait demandé de retourner dans le débarras et de choisir quelque chose qu'ils auraient aimé garder en souvenir. "Nous ne pouvons pas tout conserver, les garçons, nous n'avons pas assez de place", avait-elle dit, et Hal avait supposé que Bill l'avait prise au mot et avait fouillé une dernière fois dans ces cartons fascinants que son père avait laissés derrière lui. Hal ne s'était pas joint à son frère. Il n'aimait plus le débarras. Il lui était venu une idée horrible pendant ces deux premières semaines de deuil : et si son père n'avais pas disparu, ou fui, brûlé par la passion du voyage ou par la conscience de n'être pas fait pour le mariage ? Et s'il avait été victime du singe ?... Quand, grondant et pétaradant, le camion du chiffonnier s'était annoncé dans la rue, Hal, rassemblant tout son courage, avait d'un geste brusque saisi le singe sur l'étagère où il était resté depuis le jour de la mort de sa mère ( il n'avait pas osé le toucher depuis ce jour-là, ni même le jeter dans le débarras), et il avait dévalé les escaliers en le tenant à la main. Ni Bill ni tante Ida ne l'avaient vu. Au sommet d'un tonneau rempli de souvenirs cassés et de livres moisis se trouvait le carton Ralston-Purina, rempli d'un tas de bric-à-brac du même genre. Le mettant au défi de faire claquer ses cymbales (vas-y, vas-y, j't'en défie, j't'en défie, j't'en défie), Hal avait jeté le singe dans le carton d'où il était sorti mais, son horrible sourire aux lèvres, celui-ci était demeuré immobile, penché nonchalamment en arrière, comme s'il attendait le bus.

Pendant que le chiffonnier, un italien qui portait un crucifix autour du cou et sifflotait à travers l'espace de sa dent manquante, chargeait cartons et tonneaux dans son vieux camion à ridelles de bois, Hal était resté aux alentours, petit garçon en pantalon de velours lustré et gros souliers bruns abîmés. Il l'avait vu soulever le tonneau au sommet duquel le carton Ralston-Purina était posé en équilibre ; il avait vu disparaître le singe dans la benne ; il avait vu le chiffonnier remonter dans sa cabine, se moucher vigoureusement dans la paume de sa main, essuyer celle-ci avec un immense mouchoir rouge et mettre en marche le moteur dans un grondement et un nuage de fumée d'un bleu huileux ; il avait vu le camion s'éloigner. Il s'était alors senti soulagé d'un poids énorme - la sensation physique avait été nette. Bras écartés, paumes vers le ciel, il avait sauté deux fois sur place, aussi haut qu'il le pouvait ; si un voisin l'avait alors aperçu, il aurait trouvé ça bizarre, il aurait peut-être même cru à un blasphème - pourquoi ce garçon saute-t-il de joie ( car il s'agissait sans aucun doute de cela - un saut de joie peut difficilement être pris pour autre chose), se serait-il sans doute demandé, alors que sa mère n'est pas enterrée depuis un mois ? Il le faisait parce que le singe était parti, parti pour toujours. C'est tout au moins ce qu'il avait cru. Trois mois plus tard, à peine, tante Ida lui avait demandé de descendre du grenier les boîtes de décorations de Noël et comme il les cherchait, à quatre pattes dans la poussière, il s'était à nouveau trouvé face à lui ; son incrédulité et sa terreur avaient été si grandes qu'il avait dû mordre profondément le côté de sa main pour s'empêcher de hurler... ou de s'évanouir sur le coup. Il était là, souriant de toutes ses dents, cymbales écartées de trente centimètres, prêtes à claquer, appuyé nonchalamment dans un coin du carton Ralston-Purina comme s'il attendait le bus, l'air de dire : Tu pensais en avoir fini avec moi, n'est-ce pas ? Mais on ne se débarrasse pas si facilement de moi, Hal. Je t'aime beaucoup, Hal. Nous sommes faits l'un pour l'autre, un simple petit garçon et son singe apprivoisé, un couple de vieux amis. Quelque part vers le Sud, un imbécile de vieux chiffonnier italien gît dans une baignoire à pieds de griffon, les yeux exorbités, les dents à moitié arrachées de sa bouche hurlante, un chiffonnier qui sent la vieille pile usée. Il me gardait pour son petit-fils, Hal, il m'avait placé sur l'étagère de la salle de bains avec son savon, son rasoir, sa crème à raser et la radio sur laquelle il écoutait la retransmission du match des Brooklyn Dodgers et je me suis mis à faire claquer mes cymbales, et l'une d'elles a heurté cette vieille radio qui est tombée dans la baignoire, et alors je suis revenu vers toi, Hal. Pendant la nuit je me suis frayé un chemin le long des routes de campagne et le clair de lune s'est réfléchi sur mes dents à 3 heures du matin et j'ai laissé un grand nombre de gens raides morts. Je suis revenu vers toi, Hal, je suis ton cadeau de Noël, alors, remonte-moi. Qui est mort ? Est-ce Bill ? oncle Will ? Est-ce toi, Hal ? Est-ce toi ?

Hal avait reculé, le visage tordu par d'horribles grimaces, les yeux roulant dans leurs orbites, et il avait manqué tomber au bas des escaliers. Il avait raconté à tante Ida qu'il n'avait pas réussi à trouver les décorations de Noël - c'était la première fois qu'il lui mentait. Elle avait lu ce mensonge sur son visage mais ne lui avait demandé aucune explication, Dieu merci. Plus tard, Bill était rentré, elle lui avait demandé d'aller les chercher et il les avait descendues. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés seuls, Bill, la voix sifflante, l'avait traité d'imbécile incapable de trouver son cul avec ses deux mains et une lampe-torche. Hal n'avait pas répondu. Il était resté pâle et silencieux et avait continué à manger. Cette nuit-là il avait à nouveau rêvé du singe, il avait vu une de ses cymbales heurtant la radio dans laquelle Dean Martin susurrait "Whenna da moon hitta you eye like a big pizza pie c'est la-moré", la radio tombant dans la baignoire pendant que le singe souriait et frappait ses cymbales avec dzing ! et un dzing ! et un dzing ! sauf que ce n'était pas le chiffonnier italien qui se trouvait dans la baignoire lorsque l'eau s'était chargée d'électricité. C'était lui. Hal et son fils descendirent à quatre pattes le talus situé derrière la maison jusqu'au hangar à bateaux qui se dressait sur ses vieux pilotis. Dans la main droite Hal portait le sac de voyage. Sa gorge était sèche, ses oreilles attentives au moindre bruit. Le sac pesait très lourd. Il le posa. - N'y touche pas, ordonna-t-il. Il fouilla dans sa poche, sortit le trousseau de clés que lui avait donné Bill et en trouva une, soigneusement étiquetée HANGAR A B. sur un morceau de scotch. C'était une journée claire et froide, avec du vent et un ciel bleu étincelant. Les feuilles des arbres qui se serraient autour du lac offraient toute la gamme des teintes brillantes de l'automne, du rouge sang au jaune des cars de ramassage scolaire. Ils se parlaient par-dessus le vent. Des feuilles virevoltaient autour des mocassins de Petey qui attendait avec anxiété. Hal pouvait sentir novembre à vau-vent, et l'hiver qui se pressait juste derrière lui. La clé tourna dans le cadenas et il ouvrit en grand les portes battantes. Ses souvenirs étaient vivants ; il n'avait même pas eu besoin de regarder pour abaisser le morceau de bois qui retenait la porte ouverte.

Avec les odeurs de l'été, celles de l'épaisse toile et du bois verni, une forte chaleur était restée enfermée là. La barque d'oncle Will était à sa place, ses rames soigneusement bordées, comme s'il l'avait chargée la veille avec son matériel de pêche et deux packs de six bières Black Label. Bill et Hal étaient souvent allés pêcher avec oncle Will, mais jamais en même temps. Oncle Will prétendait que le bateau était trop petit pour trois. La bordure rouge qu'oncle Will repeignait chaque printemps était cependant décolorée et écaillée, et des araignées avaient tissé leur soie à l'avant du bateau. Hal laissa aller la barque et la guida le long de la rampe jusqu'à la petite plage de galets. Les parties de la pêche sur le lac restaient parmi ses meilleurs souvenirs des années d'enfance passées avec oncle Will et tante Ida. Il ne doutait pas qu'il en fût de même pour Bill. Une fois que le bateau était positionné comme il le souhaitait, à quelque cinquante ou soixante mètres de la rive, que les lignes étaient en place et que les vers se tortillaient à la surface de l'eau, oncle Will ouvrait deux boîtes de bière, une pour lui, l'autre pour Hal ( celui-ci buvait rarement plus de la moitié de celle qu'oncle Will lui réservait après l'avoir rituellement mis en garde contre toute allusion à ce fait devant tante Ida, car " elle m'abattrait comme un étranger si elle savait que je vous fais boire de la bière, les garçons, vous le savez bien") ; et lui qui était d'ordinaire le plus taciturne des hommes, il devenait alors très bavard. Il racontait des histoires, répondait aux questions tout en réamorçant l'hameçon de Hal quand il le fallait ; et la barque dérivait au gré du vent et du léger courant. - Pourquoi est-ce que tu ne vas jamais au milieu, oncle Will ? lui avait demandé Hal un jour. - Regarde par là-bas, avait répondu oncle Will. (Hal avait vu l'eau bleue et sa ligne de traîne s'enfoncer profondément dans le noir.) Tu vois, c'est là que Crystal Lake est le plus profond, avait dit oncle Will, écrasant sa boîte de bière vide d'une main et saisissant une pleine de l'autre. Si à cet endroit il n'y a pas trois cent mètres de fond, il n'y en a pas un centimètre. La vieille Studebaker d'Amos Culligan se trouve quelque part là-dessous. Une année, début décembre, ce vieux cinglé est allé sur le lac avec sa voiture avant que la glace soit vraiment prise. L'a eu d'la chance de s'en sortir vivant. On n'récupérera jamais c'te Stud ; on n' la r'verra même pas jusqu' à c'que résonnent les trompettes du Jugement dernier. C'te putain de d'lac est sacrément profond ici, ça c'est sûr. Les plus gros c'est là qu'on les prend, Hal. Pas la peine d'aller plus loin. Voyons voir c'que d'vient ton ver. Ramène donc ce fils de pute. Hal avait obéi, et pendant qu'oncle Will accrochait à sa ligne un nouvel asticot sorti de la vieille boîte de Crisco qui lui servait à transporter ses appâts, il avait regardé l'eau fixement, fasciné, pour essayer d'apercevoir la vieille Studebaker d'Amos Culligan, rouille et algues s'échappant de la vitre ouverte du conducteur par laquelle Amos avait réussi à sortir au tout dernier moment, plantes aquatiques pendant en feston autour du volant comme un collier pourrissant, pendillant du rétroviseur et se balançant dans les courants comme un étrange rosaire.

Mais tout ce qu'il avait pu voir, c'était un dégradé du bleu au noir et la forme de l'asticot d'oncle Will, le crochet caché dans ses replis, suspendu là au milieu des choses ; sa propre version ensoleillée de la réalité. L'espace d'un instant, pris de vertige, Hal s'était senti suspendu au-dessus d'un gouffre puissant ; il avait fermé les yeux un moment jusqu'à ce que cette sensation s'estompe. Il croyait se souvenir d'avoir bu toute sa boîte de bière ce jour-là. ... la partie la plus profonde de Crystal Lake... s'il n'y a pas là trois cent mètres, il n'y a pas un centimètre. Il s'arrêta un instant, essoufflé, et regarda Petey qui l'examinait toujours avec anxiété. - Tu as besoin d'aide, papa ? - Dans un instant. Il avait repris son souffle et, laissant un sillon derrière lui, il poussa le canot sur la petite bande de sable. La peinture s'écaillait mais l'embarcation était restée à l'abri et semblait solide. Lorsqu'il sortait avec oncle Will, celui-ci poussait la barque le long de la rampe, et quand la proue touchait l'eau, il grimpait dedans, saisissait une rame pour s'écarter de la berge et disait : "Pousse-moi, Hal, montre-moi que tu es digne de confiance !" - Pose ce sac dans la barque, Petey, et pousse-moi, dit-il... Montre-moi que tu es digne de confiance, ajouta-t-il avec un léger sourire. Petey ne lui rendit pas son sourire. - Tu m'emmènes, papa ? - Pas aujourd'hui ; une autre fois je t'emmènerai pêcher, mais... pas aujourd'hui. Petey hésita. Le vent ébouriffait ses cheveux châtains et quelques feuilles jaunies, sèches et craquantes, passèrent au-dessus de ses épaules en tournoyant pour atterrir au bord de l'eau, oscillant comme de petits bateaux. - Tu aurais dû les rembourrer, dit-il dans un souffle. - Quoi ? Mais Hal croyait savoir de quoi Petey avait voulu parler. - Mettre du coton autour des cymbales. Les scotcher. Pour qu'y puisse pas... faire ce bruit.

Hal revit tout à coup Daisy qui s'approchait de lui - elle ne marchait pas, elle titubait ; du sang avait jailli soudain de ses yeux en un flot qui avait trempé son collier et s'était écoulé avec un petit bruit sur le sol de la grange ; elle s'était affaissée sur ses pattes de devant... et dans l'air tranquille de ce printemps pluvieux il avait entendu venant du grenier de la maison à cinquante mètres de là le bruit pas du tout assourdi mais curieusement clair : dzing - dzing - dzing - dzing ! Il s'était mis à hurler comme un fou, lâchant le chargement de bois qu'il était allé chercher. Il avait couru à la cuisine prévenir oncle Will qui, les bretelles encore pendantes, mangeait des oeufs brouillés avec des toasts. " C'était un vieux chien, Hal, avait dit oncle Will, le visage hagard, l'air âgé lui-même. Elle avait douze ans et c'est beaucoup pour un chien. Faut pas te mettre dans cet état, la vieille Daisy n'aimerait pas ça." Vieille, avait répété le vétérinaire en écho, mais il avait quand même eu l'air troublé, car les chiens, même âgés de douze ans, ne meurent pas d'une hémorragie cérébrale ("comme si quelqu'un lui avait mis un pétard dans la tête", c'est ce que Hal avait entendu le vétérinaire dire à oncle Will pendant que celui-ci creusait un trou derrière la grande pas loin de l'endroit où il avait enterré la mère de Daisy en 1950; "j'ai jamais rien vu de pareil, Will"). Plus tard, fou de terreur mais incapable de s'en empêcher, Hal était monté au grenier. Hello, Hal, comment ça va ? Le singe souriait dans son coin d'ombre. Ses cymbales étaient écartées, d'environ trente centimètres. Le coussin du canapé que Hal avait coincé entre elles se trouvait à présent à l'autre bout du grenier. Quelque chose - quelque force - l'avait lancé assez fort pour déchirer son enveloppe, et son rembourrage s'en échappait. T'en fais pas pour Daisy, murmurait le singe à l'intérieur de son crâne, ses yeux noisette plongés dans les immenses yeux bleus de Hal Shelburn. T'en fais pas, pour Daisy, elle était vieille, Hal, même le véto l'a dit, et au fait, t'as vu le sang jaillir de ses yeux, Hal ? Remonte-moi, Hal. Remonte-moi et jouons. Qui est mort, Hal ? Est-ce toi ? Quand il avait repris ses esprits, il s'était aperçu qu'il s'était approché du singe, comme sous hypnose. L'une de ses mains était tendue vers la clé ; alors, il s'était précipité à reculons, et dans sa hâte avait failli trébucher au bas des escaliers - c'est sans doute ce qui lui serait arrivé si la cage d'escalier n'avait pas été si étroite. Un petit gémissement s'était échappé de sa gorge. A présent, il était dans la barque, les yeux posés sur Petey. - Emmitoufler les cymbales, ça ne marche pas, dit-il. J'ai déjà essayé.

Petey jeta un regard nerveux sur le sac de voyage. - Que s'est-il passé, papa ? - Rien dont j'aie envie de parler maintenant, répondit Hal, et rien que tu aies envie d'entendre. Allons, pousse-moi un peu. Petey se pencha sur l'embarcation et l'arrière frotta sur le sable. Hal poussa avec une rame et tout à coup, la sensation d'être attaché à la terre disparut et la barque se mit à bouger légèrement, libre à nouveau après toutes ces années passées dans l'obscurité du hangar, bercée par les vagues légères. Hal détacha l'autre rame et referma les dames de nage. - Sois prudent, papa ! lança Petey. - Ça ne sera pas long, promit Hal, mais il regarda le sac de voyage d'un air interrogateur. Il commença à ramer, penché dans l'effort. Il sentit bientôt la vieille douleur familière se réveiller au creux de ses reins et entre ses épaules. La rive s'éloigna. Comme par magie, Petey avait à nouveau huit ans, six ; c'était un petit garçon de quatre ans debout au bord de l'eau. Il abritait ses yeux derrière une menotte de nouveau-né. Hal laissait son regard errer sur la rive mais ne s'accordait pas le droit de l'inspecter. Il n'était plus revenu là depuis quinze ans et, s'il se mettait à examiner le rivage, il noterait les changements plutôt que les similitudes et cela l'absorberait trop. Le soleil tapait sur son cou et il se mit à transpirer. Il regarda le sac de voyage et perdit un instant le rythme - se pencher en avant, tirer vers soi. Le sac semblait... semblait plein à craquer. Il accéléra ses mouvements. Le vent se leva, séchant sa sueur et rafraîchissant sa peau. L'embarcation se souleva et lorsqu'elle retomba, des gerbes d'eau jaillirent des deux côtés de sa proue. Le vent ne s'était-il pas rafraîchi depuis une ou deux minutes ? Est-ce que Petey ne lui criait pas quelque chose ? Oui. Avec tout ce vent, Hal ne parvint pas à entendre. Ça n'avait pas d'importance. Se débarrasser du singe pour vingt ans - ou peut-être (s'il vous plaît, mon Dieu pour toujours) pour toujours - voilà ce qui importait. L'embarcation se cabra et retomba. Il jeta un coup d'oeil sur sa gauche et vit de minuscules moutons qui se formaient à la surface de l'eau. Il regarda à nouveau vers la rive et aperçut Hunter's Point et une épave effondrée, certainement tout ce qui restait du hangar à bateaux des Burdon que Bill et lui avaient connu enfants. Il y était presque. Presque arrivé à l'endroit où la fameuse Studebaker d'Amos Culligan avait plongé sous la glace un jour de décembre, il y avait de cela bien longtemps.

Petey lui criait quelque chose ; il criait et montrait quelque chose du doigt. Hal ne l'entendait toujours pas. La barque roulait et tanguait, projetant des nuées de fines gouttelettes de part et d'autre de sa proue écaillée. L'une d'entre elles s'irisa d'un minuscule arc-en-ciel bientôt déchiqueté. Ombre et lumière se poursuivaient sur le lac, striant le ciel comme des persiennes ; les vagues n'étaient plus douces à présent ; le moutonnement avait grossi. La sueur de Hal s'était changée en chair de poule et les gouttes d'eau avaient trempé sa veste ; il ramait, le visage sombre, les yeux posés tour à tour sur la berge et sur le sac de voyage. L'embarcation fut à nouveau soulevée, si haut cette fois-ci que pendant un instant la rame gauche s'enfonça dans l'air et non dans l'eau. Petey montrait le ciel du doigt ; son cri n'était plus à présent qu'un son à peine audible. Hal regarda par-dessus son épaule. Le lac était agité de vagues terribles. Il était maintenant d'un épouvantable bleu sombre ourlé de blanc. Dans le ciel, une ombre se précipitait vers la barque ; il y avait dans sa forme quelque chose de familier, de si terriblement familier que Hal leva les yeux et qu'un hurlement s'étrangla dans sa gorge nouée. Le soleil brillant derrière le nuage le façonnait en un volume bossué qui tenait deux croissants d'or écartés. Par deux lambeaux arrachés à l'une de ses extrémités la lumière se déversait à flots. Lorsque le nuage passa au-dessus de la barque, les cymbales du singe, à peine étouffées par le sac de voyage, se mirent à battre. Dzing - dzing -dzing - dzing, ton tour est arrivé, Hal, ton tour est enfin arrivé, tu te trouves à l'endroit le plus profond du lac, c'est ton tour, ton tour, tour... Tous les repères nécessaires étaient en place sur le rivage. La carcasse rouillée de la Studebaker d'Amos Culligan gisait quelque part au fond, c'était là que se trouvaient les plus gros, il y était. Hal borda les rames dans les dames de nage en un tour de main, se pencha en avant sans se soucier du roulis et empoigna le sac de voyage ; les cymbales s'obstinaient dans leur scansion barbare ; les côtés du sac mugissaient comme s'il s'en échappait une ténébreuse respiration. - Ici, espèce de fils de pute ! hurla Hal. ICI ! Il jeta le sac par-dessus bord.

Celui-ci s'enfonça rapidement. Hal le vit tomber, oscillant d'un côté puis de l'autre, et pendant un interminable instant il entendit encore le claquement des cymbales. Les eaux noires semblèrent s'éclaircir un peu et il put plonger son regard au fond des flots terribles là où se trouvaient les plus gros ; la Studebaker d'Amos Culligan était là ; la mère de Hal se tenait assise derrière le volant gluant, squelette souriant dont une de ses orbites, décharnée abritait une perche qui le dévisageait froidement. Oncle Will et tante Ida étaient nonchalamment installés près d'elle et les cheveux gris de tante Ida flottaient vers le haut pendant que le sac tombait, tournant sur lui-même, et que de petites bulles argentées remontaient vers la surface : dzing - dzing -dzing - dzing. Hal replongea précipitamment les rames dans l'eau en s'écorchant les jointures des doigts (Seigneur ! l'arrière de la Studebaker d'Amos Culligan était plein d'enfants morts ! Charlie Silverman... Johnny McCabe...), et il commença à faire virer l'embarcation. Tout à coup il entendit entre ses pieds un craquement sec semblable à une détonation et soudain l'eau jaillit entre deux planches. La barque était vieille ; le bois avait sûrement un peu joué ; ça n'était qu'une minuscule voie d'eau. Mais elle n'y était pas quand il avait sorti l'embarcation. Il l'aurait juré. La perspective qu'il avait de la rive et du lac changea. Petey était derrière lui à présent. Au-dessus de lui l'horrible nuage simiesque creva. Hal se mit à ramer. Il ne lui fallut pas plus de vingt secondes pour comprendre qu'il ramait pour sa vie. Il n'était qu'un médiocre nageur mais même un champion aurait été mis à rude épreuve dans ces eaux soudain déchaînées. Deux nouvelles planches s'écartèrent soudain avec le même claquement de coup de feu. L'eau s'engouffra à flots dans la barque, trempant ses chaussures. Il entendit quelques légers cliquetis et se rendit compte qu'ils étaient le fait de clous arrachés. L'une des dames de nage fut emportée et se retrouva à l'eau - serait-ce ensuite le tour de l'émerillon ? Le vent soufflait maintenant de la rive comme s'il essayait de le ralentir ou même de le repousser jusqu'au milieu du lac. Il était terrifié, mais au-delà de la terreur il éprouvait une sorte de joie de vivre. Le singe avait disparu pour de bon cette fois. Il en avait la certitude. Quel que dut être son propre destin, le singe ne reviendrait pas jeter son ombre sur la vie de Dennis ou celle de Petey. Le singe avait disparu, il gisait peut-être sur le toit de la Studebaker d'Amos Culligan au fond de Crystal Lake. Disparu pour de bon. Il rama, penché sur l'avant puis sur l'arrière. Il entendit à nouveau un craquement révélateur et cette fois-ci la boîte de Crisco rouillée qui était rangée à l'avant de l'embarcation se mit à flotter dans dix centimètres d'eau. Hal reçut une gerbe d'eau en plein visage. Un craquement plus fort encore et le siège avant se cassa en deux morceaux qui flottèrent près de la boîte d'appâts.

Une planche fut arrachée sur le côté gauche de l'embarcation, puis une autre, à droite, cette fois-ci au ras de l'eau. Hal ramait. Son souffle se faisait âpre dans sa bouche, chaud et sec, et sa gorge était enflée par le goût de cuivre de l'épuisement. Ses cheveux trempés de sueur flottaient autour de son visage. A présent, une fente s'ouvrit directement au fond de l'embarcation, zigzagua entre ses pieds et se poursuivit jusqu'à l'avant. L'eau s'engouffra ; il en eut bientôt jusqu'aux chevilles, puis jusqu'à mi-mollets. Il ramait, mais le bateau semblait désormais comme embourbé. Il n'osait pas regarder derrière lui pour mesurer la distance qu'il lui restait à parcourir. Encore une planche arrachée. La fente qui courait d'un bout à l'autre de l'embarcation se ramifia jusqu'à former un arbre. L'eau rentrait à flots. Hal ramait comme un fou, respirant profondément par saccades. Il tira une fois... deux fois... et à la troisième, les émerillons s'arrachèrent. Il perdit une rame mais réussit à ne pas lâcher la seconde. Il se dressa et commença à godiller désespérément. L'embarcation roula, faillit se retourner et, avec un bruit sourd, il tomba à la renverse. Quelques instants plus tard, d'autres planches furent arrachées, le banc s'effondra ; Hal, saisi par le froid, se retrouva gisant dans l'eau qui emplissait le fond de la barque. Réfléchissant à toute allure, il tenta de se mettre à genoux : Il ne faut pas que Petey voie ça, il ne faut pas qu'il voie son père se noyer sous ses yeux ; tu vas nager, patauger comme un chien s'il le faut, mais en tout cas tu vas faire quelque chose... Nouveau craquement - tout sembla se fracasser ; il se retrouva à l'eau, nageant vers la rive comme il n'avait jamais nagé de sa vie... et celle-ci était étonnamment proche. Une minute plus tard il se retrouva debout avec de l'eau jusqu' à la taille, à moins de dix mètres du bord. Pleurant et riant à la fois, Petey se précipita vers lui dans une gerbe d'eau, les bras tendus. Hal s'avança en trébuchant. Petey, de l'eau jusqu' à la poitrine tomba en avant. Enfin, ils s'agrippèrent l'un à l'autre. Hal, respirant à grand bruit, souleva son fils et le porta jusqu' à la rive où ils s'écroulèrent tous deux, haletants. - Papa ? Il a disparu ? Le méchant singe ? - Oui. Je pense qu'il a disparu. Pour de bon cette fois. - Le bateau est tombé en morceaux. Il... s'est désintégré autour de toi.

Hal regarda les planches qui flottaient sur le lac à cent mètres de là. Il ne restait plus rien de la petite barque aux planches bien jointes qu'il avait tirée du hangar à bateaux. - Tout va bien, à présent, dit Hal en s'appuyant sur ses coudes. Il ferma les yeux et laissa le soleil lui réchauffer le visage. - Tu as vu le nuage ? murmura Petey. - Oui. Mais je ne l'aperçois plus maintenant... Et toi ? Ils examinèrent le ciel. De petits nuages blancs étaient disséminés çà et là, mais il ne restait plus trace du gros nuage noir. Il avait disparu. Hal aida Petey à se redresser. - On arrivera bien à trouver des serviettes à la maison, allez, viens. (Mais il s'interrompit et regarda son fils.) C'était de la folie de courir comme ça dans l'eau. - Tu as été drôlement courageux, papa, s'écria Petey en le regardant gravement. - Tu crois ? A aucun moment il n'avait eu l'impression de manifester un quelconque courage. C'est la peur seule qui l'avait poussé. Elle avait été trop forte pour qu'il puisse penser à autre chose. S'il y avait eu autre chose. - Allez, viens, Petey. - Qu'est-ce qu'on va raconter à maman ? - J'en sais rien, mon grand, répondit Hal avec un sourire. On trouvera bien, va. Un moment encore il regarda les planches flottaient sur le lac. Celui-ci, à peine parcouru de petites vaguelettes irisées, avait retrouvé sa sérénité. Soudain, Hal imagina ces vacanciers qu'il ne connaissait même pas - un homme et son fils peut-être, en train d'essayer d'en attraper des gros. "J'en ai un, papa !" s'écrie le garçon. "Remonte-le, voyons", répond le père et, surgissant des profondeurs, des herbes prises dans ses cymbales, souriant de son terrible sourire de bienvenue... le singe. Il haussa les épaules - ce n'était qu'une hypothèse gratuite. - Allons, répéta-t-il à Petey. A travers les bois flamboyants de l'automne, ils remontèrent l'allée qui menait vers la maison.

Bridgton News 24 octobre 1980LE MYSTERE DES POISSONS MORTS Betsy Moriarty Des centaines de poissons ont été retrouvés flottant le ventre à l'air sur Crystal Lake dans la commune de Casco à la fin de la semaine dernière. Quoique les courants du lac compliquent toute tentative d'explication, on peut penser que la plupart d'entre eux ont trouvé la mort près de Hunter's Point. Parmi les poissons morts on trouve toutes les espèces communes dans ces eaux - brochetons, tacauds cornus, carpes, poissons-lunes, truites brunes et truites arc-en-ciel et même un omble. Les autorités chargées de la pêche et de la chasse se déclarent intriguées. FIN

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